La scène se passe au siège de la banque. Le cabinet du président. A gauche, une porte menant au bureau. Deux tables de travail. Installation prétentieuse : fauteuils garnis de velours, fleurs, statuettes, tapis, téléphone. Il est midi. KHIRINE seul bottes de feutre.

KHIRINE (criant en direction de la porte.)
Qu'on envoie chercher pour quinze kopecks de valérianate à la pharmacie, et faites apporter de l'eau fraîche. Cent fois que je vous le répète ! (Il va vers sa table.)
Je suis à bout. Je travaille depuis quatre jours sans fermer l'œil, ici du matin au soir, du soir au matin à la maison. (Il tousse.)
Et par-dessus le marché, j'ai tout le corps en feu. Des frissons, de la fièvre, des courbatures dans les jambes… et des espèces de virgules devant les yeux. (Il s'assoit.)
Notre poseur de misère, le président du conseil d'administration, doit lire aujourd'hui son rapport à la réunion générale : "Notre banque dans le présent et dans l'avenir". Vous parlez d'un Gambetta !(Il écrit.)
Deux… un… un… six… zéro… sept… Puis, six… zéro… un… six… Jeter de la poudre aux yeux, c'est tout ce qu'il sait faire, et moi, il faut que je trime pour monsieur comme un forçat. Il joue au poète dans son rapport, rien de plus, et moi, je dois aligner des chiffres du matin au soir. Que le diable l'emporte ! (Il manie son boulier.)
Je ne peux pas le sentir ! (Il écrit.)
Donc, trois… sept… deux… un… zéro… Il m'a promis une récompense. Si tout se passe bien aujourd'hui et s'il réussit à berner son monde, j'aurai une médaille en or et trois cents roubles de gratification… Qui vivra verra… Mais gare à lui, si je travaille pour des prunes. Je m'emporte facilement… Moi, mon vieux, quand la moutarde me monte au nez, je suis capable de commettre un crime… Voilà !
(Bruits et applaudissements en coulisse. La voix de CHIPOUTCHINE : "Merci ! Merci ! Je suis très touché !" Entre CHIPOUTCHINE. Il est en habit, cravaté de blanc, et tient un album qu'on vient de lui offrir.)

CHIPOUTCHINE (sur le seuil, tourné vers les coulisses.)
Ce cadeau, mes chers collaborateurs, je le garderai éternellement, en souvenir du jour le plus heureux de ma vie. Oui, messieurs. Merci encore ! (Il envoie un baiser aux employés et s'approche de KHIRINE.)
Mon cher, mon inestimable Kouzma Nikolaévitch !
(Pendant le temps qu'il reste en scène, des employés lui apportent des papiers à signer, puis ressortent.)

KHIRINE (se levant.)
En ce quinzième anniversaire de notre banque, j'ai l'honneur de vous présenter mes vœux et de souhaiter…

CHIPOUTCHINE (lui serrant vigoureusement la main.)
Merci, mon ami. Merci ! A l'occasion de cette journée mémorable et en l'honneur du jubilé, nous pouvons nous embrasser, je pense. (Ils s'embrassent.)
Je suis très, très heureux. Merci de vos bons services… merci de tout, de tout ! Si, depuis que j'ai l'honneur d'être à la tête de cette banque, j'ai pu faire quelque chose d'utile, c'est, en premier lieu, à mes collaborateurs que je le dois, (Un soupir.)
Hé oui, mon vieux, déjà quinze ans ! Quinze ans, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine. (Vivement : )
Et mon rapport ? Il avance ?

KHIRINE
Oui. Encore cinq pages à écrire.

CHIPOUTCHINE
Très bien. Ce sera donc fini vers trois heures ?

KHIRINE
Oui, si personne ne vient me déranger. C'est presque terminé.

CHIPOUTCHINE
Parfait ! Parfait, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine ! La réunion générale est fixée à quatre heures. Je vous en prie, mon cher, passez-moi donc la première partie, que je l'étudie… Donnez vite. (Il prend le rapport.)
Je fonde d'immenses espérances sur ce rapport. C'est ma profession de foi, mieux encore, c'est mon feu d'artifice. Un feu d'artifice, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine ! (Il s'assoit et parcourt le rapport.)
Je suis tout de même rudement fatigué… Cette nuit, j'ai eu une petite crise de goutte, ce matin je n'ai pas cessé de courir, de m'affairer, enfin toutes ces émotions, ces ovations, ce remue-ménage… Je suis fatigué.

KHIRINE (écrivant.)
Deux… zéro… trois… neuf… deux… zéro… A force d'aligner des chiffres, je vois tout en vert… Trois… un… six… quatre… un… cinq…
(Il manie son boulier.)

CHIPOUTCHINE
Un petit ennui… Ce matin, votre femme est venue me voir, pour se plaindre de vous, une fois de plus… Hier soir, il paraît qu'elle et votre belle-sœur, vous les avez poursuivies, un couteau à là main. A quoi ça ressemble, Kouzma Nikolaïtch ? Voyons ! Voyons ! KHIRIXE, sévèrement. A l'occasion du jubilé, André Andréevitch, je me permettrai de vous adresser une demande : ne serait-ce qu'en considération de mes travaux de forçat, je vous prie de ne pas vous mêler de ma vie privée. Je vous en prie !

CHIPOUTCHINE (soupirant.)
Quel caractère impossible, Kouzma Nikolaïtch ! Un brave homme comme vous, un homme estimable, se conduire avec les femmes comme Jack l'Eventreur ! Ma parole ! Pourquoi les détestez-vous tellement ? Je ne comprends pas.

KHIRINE
Et moi, je ne comprends pas pourquoi vous les aimez tant.
(Un temps.)

CHIPOUTCHINE
Les employés viennent de m'offrir un album, et il paraît que les membres du conseil d'administration veulent m'adresser un compliment et me donner une coupe en argent… (Il joue avec son monocle.)
C'est très bien, ça, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine ! C'est utile… Une certaine pompe est nécessaire à la renommée de la banque, que diable ! Comme vous êtes presque de la famille, vous n'ignorez évidemment pas… C'est moi qui ai rédigé le compliment et qui ai acheté la coupe… La reliure du compliment m'a coûté quarante-cinq roubles… pas moyen de faire autrement, ils n'y auraient jamais pensé tout seuls. (Il jette un regard autour de lui.)
Quelle installation, hein ! Ça, c'est une installation ! On dit que je suis un maniaque, qu'il faut que les serrures des portes reluisent, que mes employés soient cravatés à la dernière mode, qu'un gros concierge se tienne en permanence à la porte d'entrée. Parlez toujours, messieurs ! Les serrures et un gros concierge, ce ne sont diable pas des détails sans importance. Chez moi, je peux faire le petit-bourgeois, manger et dormir comme un cochon, boire comme un trou…

KHIRINE
Pas d allusions, je vous en prie !

CHIPOUTCHINE
Mais qui fait des allusions ? Vous avez un caractère impossible. Donc, je disais : chez moi, je peux vivre en petit-bourgeois, en parvenu, flatter mes habitudes, mais ici, tout doit être grandiose. Ici, c'est une banque. Le moindre détail doit en imposer au public, pour ainsi dire, avoir vin aspect solennel. (Il ramasse un papier qui traîne par terre et le jette dans la cheminée.)
C'est justement là que réside tout mon mérite : avoir établi la réputation de cette banque. (Après avoir examiné KHIRINE : )
Mon cher, une délégation peut arriver d'un moment à l'autre… et vous, avec vos bottes de feutre, votre écharpe… et ce veston d'une couleur innommable… Vous auriez pu mettre un habit, ou au moins une redingote noire…

KHIRINE
Ma santé m'est plus précieuse que votre conseil d'administration. Une inflammation dans tout le corps, ça ne vous dit rien ?

CHIPOUTCHINE (énervé.)
Enfin, avouez que cela fait désordonné ? Vous gâtez l'impression d'ensemble !

KHIRINE
Si la délégation arrive, je me retirerai… Il n'y aura pas grand mal. (Il écrit.)
Sept… un… sept… deux… un… cinq… zéro… Moi-même, je déteste le désordre… Sept., deux… neuf… (Il manie son boulier.)
Je l'ai en horreur, le désordre ! Et aujourd'hui, vous auriez mieux fait de ne pas inviter de dames au dîner de gala.

CHIPOUTCHINE
Quelles bêtises !

KHIRINE
Je sais bien, rien que pour épater le monde, vous allez en remplir la salle, mais prenez garde, elles vous gâcheront vos effets. Elles ne savent que créer des ennuis et du désordre.

CHIPOUTCHINE
Bien au contraire, la société des dames nous élève.

KHIRINE
Tiens ! Prenez votre épouse, c'est une dame instruite paraît-il, eh bien, l'autre lundi, elle nous a sorti une de ces gaffes, j'en suis resté baba pendant deux jours. Ne la voilà-t-il pas qui demande, comme ça, devant des étrangers : "Est-il vrai que mon mari a acheté pour la banque, des actions de la Drigo-Prigo qui se sont effondrées à la Bourse ? Mais c'est qu'il n'en dort plus." Hein ! Devant des étrangers ! Je me demande aussi pourquoi vous lui racontez tout. Je ne vous comprends pas ! Vous voulez donc qu'elle vous traîne en correctionnelle ?

CHIPOUTCHINE
Voyons, suffit, suffit ! C'est un sujet trop lugubre pour un jour de fête. A propos, vous venez de me rappeler (Il regarde sa montre.)
que ma chère moitié ne va pas tarder. Au fait, je devrais aller la chercher à la gare, la pauvrette… Mais je n'ai pas le temps… puis je suis fatigué. A vrai dire, son retour ne me réjouit pas. Ou plutôt, j'aurais préféré qu'elle reste encore un jour ou deux chez sa mère. Elle voudra que je passe la soirée avec elle, et nous avions projeté une petite sortie après le dîner… (Il tressaille.)
Voilà que j'ai des tremblements. Ce sont les nerfs. Tendus à un point ! Il suffirait d'un rien pour que j'éclate en sanglots… Non, non, il faut rester solide, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine.
(Entre TATIANA ALEXEEVNA, en imperméable, un petit sac de voyage en bandoulière.)

CHIPOUTCHINE
Voilà ! Quand on parle du loup…

TATIANA
Chéri !
(Elle se précipite vers son mari. Long baiser.)

CHIPOUTCHINE
Nous parlions justement de toi.

TATIANA (tout essoufflée.)
Je t'ai manqué ? Tu vas bien ? J'arrive directement de la gare, sans passer par la maison. J'ai tant de choses à te raconter, si tu savais… j'étais impatiente ! Je garde mon manteau, je reste une minute…(A KHIRINE : )
Bonjour, Kouzma Nikolaévitch. (A son mari : )
Et à la maison, ça va bien ?

CHIPOUTCHINE
Très bien. Tu as bonne mine, tu as embelli pendant ces huit jours. Le voyage s'est bien passé ?

TATIANA
Merveilleux. Maman et Katia t'envoient leurs affections. Vassili Andréitch m'a chargée de t'embrasser. (Elle l'embrasse.)
Ma tante t'envoie un pot de confitures. Mais ils te reprochent tous de ne jamais leur écrire. Zina m'a chargée de t'embrasser. (Elle l'embrasse.)
Ah ! si tu savais ce qui s'est passé ! J'ose à peine te le raconter. Quelle histoire ! Mais je lis dans tes yeux que tu n'es pas du tout content de me revoir.

CHIPOUTCHINE
Au contraire, chérie…
(Baiser. KHIRINE tousse d'un air mécontent.)

TATIANA (soupirant.)
Ah ! cette pauvre Katia, cette pauvre Katia ! Comme je la plains, comme je la plains !

CHIPOUTCHINE
Ma chérie, nous fêtons aujourd'hui notre jubilé; une délégation du conseil d'administration peut arriver d'un moment à l'autre, et toi, tu n'es pas habillée.

TATIANA
Mais oui, c'est vrai, c'est le jubilé aujourd'hui ! Mes félicitations. Je vous souhaite… Alors, vous vous réunirez, puis après, un dîner… J'adore ça. Tu te souviens, ce qu'il a pu te donner de mal, le magnifique compliment que tu as écrit pour le conseil d'administration ? On va te le lire aujourd'hui ?
(KHIRINE tousse d'un air mécontent.)

CHIPOUTCHINE (gêné.)
Ma chérie, il ne faut pas parler de ces choses… Allons, tu ferais mieux de rentrer à la maison.

TATIANA
Tout de suite, tout de suite… Une minute, juste pour te raconter et je me sauve. Commençons par le commencement. Bon, tu te rappelles, quand tu m'as accompagnée à la gare, je me suis installée à côté d'une grosse dame, et je me suis mise à lire. Dans le train, je n'aime pas bavarder. J'ai lu pendant trois stations, pas un mot à personne… Puis le soir est tombé, et alors, tu sais, les pensées mélancoliques !… En face de moi, il y avait un jeune homme, pas trop mal de sa personne, même assez gentil, un brun… bref, on a fait la causette… Puis un marin est arrivé, un étudiant… (Elle rit.)
Je leur ai dit que je n'étais pas mariée… Ils m'ont fait une de ces cours, si tu savais !… Jusqu'à minuit; le brun racontait des histoires, d'un drôle ! Et le marin n'arrêtait pas de chanter… J'en avais mal à la poitrine de rire. Et quand le marin oh ! ces marins ! quand il a appris par hasard que je m'appelais Tatiana, devine ce qu'il s'est mis à chanter : (Elle chante d'une voix de basse : )
"Onéguine, je ne le cache pas, j'aime Tatiana à la folie…" (Elle rit aux éclats. KHIRINE tousse d'un air mécontent.)

CHIPOUTCHINE
Voyons, ma petite Tania, nous empêchons Kouzma Nikolaévitch de travailler. Rentre à la maison, ma chérie… Plus tard…

TATIANA
Ça ne fait rien, qu'il entende, lui aussi, c'est très intéressant. J'en ai pour une seconde. C'est Sérioja qui est venu me chercher à la gare. Il y avait là un jeune homme… un inspecteur des contributions, je crois… pas mal… assez gentil… les yeux, surtout… Sérioja me l'a présenté, et nous voilà partis tous les trois. Le temps était magnifique…
(Des voix en coulisse : "C'est interdit ! C'est interdit ! Que demandez-vous ?" Entre Mme Mertchoutkina.)

MADAME MERTCHOUTKINA (à la porte, faisant des gestes comme pour chasser une mouche.)
Ne me retenez pas ! En voilà des histoires ! Je veux parler au patron. (Entrant, à CHIPOUTCHINE : )
J'ai l'honneur, Excellence… Nastassia Fedorovna Mertchoutkina, femme d'un secrétaire de bureau.

CHIPOUTCHINE
Que désirez-vous, madame ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Voyez-vous, Excellence, mon mari, le secrétaire de bureau Mertchoutkine, a été malade cinq mois, et pendant qu'il était au lit à se soigner, on l'a congédié, Excellence, sans aucune raison; et quand j'arrive pour toucher son traitement, voilà qu'ils me retiennent vingt-quatre roubles trente-six kopecks. "Et pourquoi donc ?", que je leur demande. "Parce qu'il a pris de l'argent à la caisse amicale, et que les autres se sont portés garants pour lui", qu'ils me disent. Voyons ! Comme s'il pouvait emprunter de l'argent sans ma permission ! Je suis une pauvre femme, je ne vis que grâce à mes locataires… Je suis faible, sans défense… Pour me créer des ennuis, ça oui, tout Je monde s'y entend, mais jamais une bonne parole…

CHIPOUTCHINE
Permettez, madame.
(Il prend la demande et la lit, debout.)

TATIANA (à KHIRINE.)
Mais que je vous raconte le début de l'histoire… La semaine dernière, je reçois brusquement une lettre de maman. Elle m'écrit qu'un certain Grendilevski a demandé ma sœur Katia en mariage. Un jeune homme charmant, bien élevé, mais sans fortune et sans situation assise. Seulement voilà, par malheur, ma Katia s'est entichée de ce garçon. Que faire ? Maman me demande de venir tout de suite, et de raisonner Katia…

KHIRINE (sévèrement.)
Pardon, vous me faites faire des erreurs… Vous, et maman, et Katia, je ne sais plus où j'en suis, moi, je n'y comprends plus rien.

TATIANA
Et puis après ? Vous pourriez écouter quand une dame vous parle, non ?… Pourquoi êtes-vous si méchant aujourd'hui ? Seriez-vous amoureux ?
(Elle rit.)

CHIPOUTCHINE (à Mme Mertchoutkina.)
Permettez, madame, qu'est-ce que cela signifie ? Je n'y comprends rien.

TATIANA
Vous êtes amoureux ? Ah ! Il a rougi !

CHIPOUTCHINE (à sa femme.)
Ma petite Tania, va donc dans le bureau, une minute. Je te rejoins.

TATIANA
Bien.
(Elle sort.)

CHIPOUTCHINE
Je n'y comprends rien. Vous vous êtes manifestement trompée d'adresse, madame. Votre demande ne nous concerne pas, veuillez vous adresser à l'Administration dont dépendait votre mari.

MADAME MERTCHOUTKINA
Voilà cinq administrations que je fais, mon petit père, sans le moindre résultat. Je commençais à perdre la tête; c'est mon gendre, Boris Matvéevitch, le brave garçon, qui m'a conseillé de m'adresser à vous : "Allez donc voir M. Chipoutchine, maman, qu'il m'a dit, c'est un homme influent, il peut tout." Aidez-nous, Excellence !

CHIPOUTCHINE
Mais, madame, nous ne pouvons rien pour vous; comprenez-moi bien. Votre mari appartenait, autant que je puisse en juger, au service sanitaire de l'armée; or, ici, c'est une banque, une entreprise commerciale et privée. C'est pourtant facile à comprendre !

MADAME MERTCHOUTKINA
Pour ce qui est de la maladie de mon mari, Excellence, j'ai là un certificat médical, veuillez voir…

CHIPOUTCHINE (irrité.)
C'est parfait, je vous crois sur parole, mais je vous répète que cela ne nous concerne pas. (On entend en coulisse des rires de TATIANA, puis des rires masculins. Il regarde la porte.)
Elle empêche les employés de faire leur travail. (A Mme Mertchoutkina : )
C'est un peu étrange, et même ridicule. Votre mari ne sait donc pas à qui vous devez vous adresser ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Lui, il ne sait rien de rien, Excellence. Il ne fait que rabâcher : "Ce n'est pas tes oignons ! Fiche-moi le camp", et voilà tout.

CHIPOUTCHINE
Je vous le répète une fois de plus, madame, votre mari appartenait au service sanitaire de l'armée, et ici c'est une banque, une entreprise commerciale et privée…

MADAME MERTCHOUTKINA
Mais oui, mais oui… Je comprends bien, mon petit père… En ce cas, Excellence, veuillez me faire remettre au moins quinze roubles. Je veux bien ne pas toucher toute la somme en une fois.

CHIPOUTCHINE (soupirant.)
Ouf  !

KHIRINE
André Andréevitch, je ne pourrai jamais finir mon rapport dans ces conditions !

CHIPOUTCHINE
Un instant. (A Mme Mertchoutkina : )
Comment vous faire entrer ça dans le crâne ? Comprenez enfin qu'il est aussi absurde de vous adresser ici avec cette demande, que d'introduire une instance de divorce chez… un pharmacien. (On frappe à la porte. La voix de TATIANA : "André, je peux entrer ?" Il crie : )
Attends, ma chérie, tout à l'heure ! (A Mme Mertchoutkina : )
Si on ne vous a pas payé votre dû, nous n'y sommes pour rien. En outre, madame, nous fêtons aujourd'hui notre jubilé, nous sommes très occupés… Ils peuvent arriver d'un moment à l'autre… Vous nous excuserez… ,

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence, ayez pitié d'une pauvre orpheline ! Je suis une femme faible, sans défense… Je n'en peux plus… Il faut que je plaide contre mes locataires, que je m'occupe des affaires de mon mari, que je fasse le ménage, et par là-dessus, mon gendre qui n'a pas de situation !

CHIPOUTCHINE
Madame Mertchoutkina, je… Non, excusez-moi, je ne peux plus discuter avec vous. J'en ai le vertige. Vous nous dérangez et vous perdez votre temps… (Il soupire et, à part : )
Quelle bûche, aussi vrai que je m'appelle Chipoutchine ! (A KHIRINE : )
Kouzma Nikolaévitch, veuillez expliquer à madame, je vous en prie…
(Il fait un geste résigné et va au bureau.)

KHIRINE (s'approchant de Mme Mertchoutkina, sévèrement.)
Que désirez-vous ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Je suis une femme faible, sans défense… J'ai peut-être l'air costaud, comme ça, mais à y regarder de plus près, pas une seule petite veine en bon état. C'est à peine si je tiens debout… J'ai perdu l'appétit… Même mon café, je l'ai bu ce matin sans plaisir…

KHIRINE
Je vous demande : que désirez-vous ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Veuillez nie faire verser quinze roubles, mon petit père, vous me donnerez le reste dans un mois, si vous voulez.

KHIRINE
Mais on vient de vous le dire en langage clair : ici, c'est une banque.

MADAME MERTCHOUTKINA
Mais oui, mais oui… Si c'est nécessaire, je peux vous présenter un certificat médical.

KHIRINE
Qu'est-ce que vous avez là, sur les épaules : une tête, ou un oiseau ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Mon brave homme, je ne demande que ce qui m'est dû selon la loi. Je ne veux pas le bien d'autrui.

KHIRINE
Et moi, je vous demande, madame, si c'est bien une tête que vous avez là ? Et puis, que le diable m'emporte, je n'ai pas le temps de discuter avec vous ! Je suis occupé. (Il lui montre la porte.)
Veuillez vous en aller.

MADAME MERTCHOUTKINA (étonnée.)
Et mon argent, alors ?

KHIRINE
Oui, ce n'est pas une tête que vous avez là, mais ça, tenez…
(Il frappe la table de son index, puis se frappe le front.)

MADAME MERTCHOUTKINA (vexée.)
Comment ? Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Traitez votre femme comme vous voudrez, mais moi, je suis une épouse de fonctionnaire. Attention !

KHIRINE (s'emportant à mi-voix.)
Fous le camp d'ici !

MADAME MERTCHOUTKINA
Doucement, doucement… Prenez garde !

KHIRINE (à mi-voix.)
Si tu ne fous pas le camp tout de suite, j'envoie chercher le concierge. Allez, dehors !
(Il trépigne.)

MADAME MERTCHOUTKINA
Doucement, doucement… Si vous croyez me faire peur… J'en ai vu d'autres… Rond-de-cuir !

KHIRINE
Non, de, toute ma vie, je n'ai rien vu de plus infect… Ouf ! Le sang me monte à la tête. (Il respire péniblement.)
Pour la dernière fois, tu m'entends, si tu ne sors pas d'ici, vieille sorcière, je te réduis en poussière. Avec le caractère que j'ai, je suis capable de t'estropier pour la vie. Je peux commettre un crime !

MADAME MERTCHOUTKINA
Chien qui aboie ne mord point. Tu ne me fais pas peur. J'en ai vu d'autres.

KHIRINE (désespéré.)
Je ne peux plus la voir ! Je vais me trouver mal ! Je n'en peux plus. (Il va vers sa table de travail.)
La banque est remplie de femelles… Allez finir mon rapport, après ça. Pas moyen !

MADAME MERTCHOUTKINA
Ce n'est pas l'argent d'autrui que je demande, c'est le mien, qui me revient selon la loi. Vous parlez d'un malhonnête ! Des bottes de feutre dans un bureau ! Espèce de moujik…
(Entrent CHIPOUTCHINE et TATIANA.)

TATIANA (qui suit son mari.)
Nous sommes donc allés à la soirée des Bérejnetzkî… Katia portait sa petite robe de soie bleu clair, décolletée, ornée de dentelles très légères… Ses cheveux relevés, ça lui va à merveille, je l'avais coiffée moi-même… Une fois habillée et bien arrangée, elle était tout simplement adorable…

CHIPOUTCHINE (qui a déjà la migraine.)
Oui, oui… Adorable… La délégation peut arriver d'un moment à l'autre…

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence !

CHIPOUTCHINE (morne.)
Encore ? Que voulez-vous ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence, celui-là (Elle désigne KHIRINE.)
, cet homme, oui, il a tapé son front avec son doigt, comme ça, puis la table… Vous lui aviez donné l'ordre d'examiner mon affaire, et il s'est moqué de moi, il m'a dit des choses horribles… Je ne suis qu'une faible femme sans défense…

CHIPOUTCHINE
C'est bon, madame, je verrai… je prendrai des mesures… Allez-vous-en… on verra plus tard. (A part : )
Et cette goutte qui me reprend !

KHIRINE (s'approchant de CHIPOUTCHINE, lui parle bas.)
André Andréevitch, envoyez donc chercher le concierge, et qu'il la vide sans façons. C'est impossible, à la fin ! CHIPOUTCHIXE, effrayé. Non, non ! elle poussera des hurlements, et il y a beaucoup de locataires dans cette maison.

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence  !

KHIRINE (d'une voix larmoyante.)
Mais il faut que je termine mon rapport ! Je n'aurai jamais le temps ! (Il retourne à sa table.)
Je n'en peux plus !

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence, quand pourrai-je toucher mon argent ? Il me le faut aujourd'hui même.

CHIPOUTCHINE (à part, avec indignation.)
Voilà une femelle ex-trê-me-ment assommante. (A Mme Mertchoutkina, avec douceur: )
Mais, madame, je vous l'ai déjà expliqué : ici, c'est une banque, une entreprise commerciale et privée…

MADAME MERTCHOUTKINA
Faites-moi cette grâce, Excellence, soyez mon bienfaiteur ! Et si le certificat médical ne suffit pas, je peux vous en apporter un autre, du commissariat de police. Donnez l'ordre de me payer ! CHIPOL'TCHIXE, avec un gros soupir. Ouf  !

TATIANA (à MERTCHOUTKINA.)
Mais puisqu'on vous dit que vous dérangez tout le monde ici, grand-mère ! Vous êtes vraiment drôle…

MADAME MERTCHOUTKINA
Ma petite dame, ma belle, je n'ai personne pour m'aider. Je n'en mange presque plus, même mon café je l'ai bu ce matin sans plaisir !

CHIPOUTCHINE (épuisé, à Mme MERTCHOUTKINA.)
De quelle somme s'agit-il ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Vingt-quatre roubles et trente-six kopeks.

CHIPOUTCHINE
Bon. (Il sort un billet de vingt-cinq roubles de son portefeuille.)
Voilà vingt-cinq roubles. Prenez-les… et allez-vous-en !
(KHIRINE tousse avec colère.)

MADAME MERTCHOUTKINA
Je vous remercie bien, Excellence.
(Elle empoche l'argent.)

TATIANA (s'asseyant à côté de son mari.)
Je devrais rentrer à la maison (Elle regarde sa montre)
mais que je te finisse… J'en ai pour une minute, je me sauve après… Quelle histoire, non, quelle histoire ! Nous sommes donc allés à la soirée des Bérejnetzki… C'était comme ci, comme ça, assez animé, mais pas trop… Grendilevski, le soupirant de Katia, y était aussi, bien entendu… Alors, j'ai parlé à Katia, j'ai versé des larmes, j'ai agi sur elle, enfin elle s'est expliquée avec Grendilevski, et l'a refusé net. Bon, je me dis, parfait, tout est arrangé pour le mieux, maman est tranquille, Katia est sauvée, moi je n'ai plus à m'en faire… Oui ! Le croiras-tu ? Juste avant le souper, nous nous promenions dans une allée, Katia et moi, quand brusquement… (Très émue : )
un coup de feu ! Non, je ne peux pas en parler avec sang-froid ! (Elle s'évente avec son mouchoir.)
Non, je ne peux pas !

CHIPOUTCHINE (soupirant.)
Ouf  !

TATIANA (en larmes.)
Nous nous précipitons vers la tonnelle du jardin… et là… là… ce pauvre Grendilevski, par terre… un revolver à la main…

CHIPOUTCHINE
Non, je ne peux pas le supporter. Non ! (A Mme Mertchoutkina: )
Qu'est-ce que vous voulez encore, vous ?

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence, est-ce que mon mari ne pourrait pas reprendre son travail ?

TATIANA (en larmes.)
Il s'était tiré un coup de revolver en plein cœur… là. Katia est tombée sans connaissance, la pauvrette… Et lui, terriblement effrayé… toujours par terre… il réclamait un médecin… Le docteur est vite arrivé et… il a pu sauver le malheureux…

MADAME MERTCHOUTKINA
Excellence, est-ce que mon mari ne pourrait pas reprendre son travail ?

CHIPOUTCHINE
Non, je ne peux plus le supporter ! (Il pleure.)
C'est impossible ! (Désespéré, il tend les bras vers KHIRINE.)
Chassez-la ! Chassez-la d'ici, je vous en supplie !

KHIRINE (s'approchant de TATIANA.)
Hors d'ici !

CHIPOUTCHINE
Non, pas celle-là… L'autre… cette femme affreuse… (Il désigne Mme Mertchoutkina : )
celle-ci !

KHIRINE (qui n'a pas compris, à TATIANA.)
Hors d'ici ! (Il trépigne.)
Fiche le camp !

TATIANA
Quoi ? Comment ? Vous êtes fou ?

CHIPOUTCHINE
C'est épouvantable ! Que je suis malheureux. Chassez-la ! Chassez-la !

KHIRINE (à TATIANA.)
Dehors ! Ou je t'estropie ! Je te réduis en poussière ! Je vais commettre un crime !

TATIANA (se sauve; il la poursuit.)
Comment osez-vous ? Quelle insolence ! (Elle crie: )
André ! Au secours ! André !

CHIPOUTCHINE (courant derrière eux.)
Assez ! Je vous en supplie ! Pas tant de bruit ! Pitié !

KHIRINE (poursuivant Mme Mertchoutkina.)
Hors d'ici ! Arrêtez-la ! Tapez dessus ! Egorgez-la !

CHIPOUTCHINE (crie.)
Assez ! Je vous en prie ! Je vous en supplie !

MADAME MERTCHOUTKINA
Mon Dieu… Mon Dieu… (Elle pousse un hurlement.)
Mon Dieu !

TATIANA (criant.)
Au secours ! Au secours ! Oh ! Oh !… je me sens mal…
(Elle saute sur une chaise, puis tombe sur le divan et gémit comme si elle s'était évanouie.)

KHIRINE (poursuivant Mme Mertchoutkina.)
Cognez dessus ! Tapez ! Egorgez-la !

MADAME MERTCHOUTKINA
Oh ! oh !… mon Dieu, je ne vois plus clair… Oh !
(Elle tombe sans connaissance dans les bras de CHIPOUTCHINE. On frappe à la porte. Une voix en coulisse : "C'est la délégation.")

CHIPOUTCHINE
Délégation… réputation… occupation…

KHIRINE (trépignant.)
Hors d'ici, que le diable m'emporte ! (Il retrousse ses manches.)
Qu'on me la laisse ! Je veux commettre un crime !(Entre la délégation, composée de cinq messieurs, tous en habit. L'un d'entre eux tient le "compliment", relié en velours, un autre une coupe. Des employés regardent par la porte ouverte. TATIANA s'est effondrée sur le divan, Mme MERCHOUTKINA est dans les bras de CHIPOUTCHINE; toutes les deux poussent des gémissements.)
UN DÉLÉGUÉ, lisant. Cher André Andréevitch ! En jetant un coup d'oeil rétrospectif sur le passé de notre entreprise financière, et en parcourant par la pensée l'histoire de son développement, nous obtenons une impression d'ensemble extrêmement favorable. Il est vrai qu'à nos débuts, la modicité du capital initial, l'absence de toute opération importante ainsi que de tout but défini, faisaient surgir à nos yeux la question de Hamlet : "Etre, ou ne pas être ?" C'est alors que vous apparûtes à la tête de l'établissement. Vos lumières, l'énergie, le tact qui vous sont propres, expliquent le succès rapide et l'épanouissement exceptionnel de notre banque. Sa réputation… (Il tousse.)
sa réputation…

MADAME MERTCHOUTKINA (gémissant.)
Oh ! Oh !…

TATIANA (gémissant.)
De l'eau ! De l'eau !

LE DÉLÉGUÉ
sa réputation… (Il tousse.)
a atteint, grâce à vos efforts, un niveau qui lui permet de rivaliser avec les entreprises étrangères, les plus distinguées…

CHIPOUTCHINE
Délégation… Réputation… Occupation… "Deux amis, assis sous leur tente, parlaient des affaires importantes"… "Ne dis pas que tu as perdu ta jeunesse, torturée par ma jalousie"…

LE DÉLÉGUÉ (poursuivant, troublé.)
Dès lors, cher André Andréevitch, jetant un regard objectif sur le présent, nous pouvons… (Il baisse la voix.)
En ce cas, nous reviendrons plus tard… plus tard… cela vaut mieux…
(La délégation se retire, visiblement troublée.)
(FIN)

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