ACTE PREMIER - SCÈNE III



LES MÊMES, CHABELSKI et LVOV

CHABELSKI (sortant de la maison avec Lvov)
Les médecins et les avocats, c'est du pareil au même, à cette différence près que les avocats se contentent de vous piller, alors que les médecins vous pillent et vous assassinent… Je ne parle pas des présents. (Il s'installe dans un fauteuil.)
Des charlatans, des exploiteurs… Il se peut que dans une quelconque Arcadie il y ait des exceptions à cette règle, mais… au cours de ma vie j'ai dilapidé en médecins une vingtaine de milliers de roubles sans en avoir rencontré un seul qui ne m'apparût comme un escroc patenté.

BORKINE (à Ivanov)
Parfaitement, vous ne fichez rien et vous m'empêchez d'agir, c'est pour ça que nous n'avons pas d'argent.

CHABELSKI
Je répète : je ne parle pas des présents… Peut-être y a-t-il des exceptions, bien que… ma foi…
(Il bâille.)

IVANOV (fermant son livre)
Eh bien, docteur, qu'avez-vous à dire ?

LVOV (avec un regard sur la fenêtre)
La même chose que ce matin : il faut qu'elle parte sans tarder pour la Crimée.
(Il arpente la scène.)

CHABELSKI (il s'esclaffe)
La Crimée !… Dis donc, Micha, on va s'établir médecins, toi et moi. Rien de plus simple… Dès qu'une madame Angot ou une Ophélie est enchiffrenée ou qu'elle se met à tousser par désœuvrement, tu prends vite un papier et tu rédiges une ordonnance selon toutes les règles de l'art : d'abord un jeune médecin, ensuite un voyage en Crimée ; là, un Tatare…

IVANOV (au comte)
Assez ! Assez ! (À Lvov :)
Pour aller en Crimée, il faut de l'argent, mettons que j'en trouve ; mais (puis)
qu'elle refuse catégoriquement de partir…

LVOV
Oui, elle refuse.
(Pause.)

BORKINE
Est-ce que ce départ est indispensable ? Anna Petrovna est vraiment si malade ?

LVOV (avec un regard vers la fenêtre)
Oui… la phtisie.

BORKINE
Tss… mauvais ça… À la voir j'ai compris qu'elle n'en avait plus pour longtemps.

LVOV
Voyons, parlez moins fort… on entend de la maison.
(Pause.)

BORKINE (avec un soupir)
Notre vie… la vie humaine… est semblable à une fleur qui s'épanouit dans un champ : vient à passer un bouc, il la bouffe – finie la fleur…

CHABELSKI
Tout ça c'est des bêtises, des bêtises, des bêtises. (Il bâille.)
Bêtises et filouterie. (Pause.)

BORKINE
Quant à moi, messieurs, je ne cesse d'enseigner à Nicolaï Alexeïévitch comment gagner de l'argent. Je lui ai fait part d'une idée merveilleuse, mais comme d'habitude, ma poudre était humide. Impossible de rien lui faire entrer dans la tête… Voyez de quoi il a l'air : mélancolie, spleen, affliction, désolation, tristesse…

CHABELSKI (il se lève et s'étire)
Toi qui dispenses la sagesse, qui enseignes à chacun l'art de vivre, tu ferais bien de t'occuper un peu de moi. Prodigue-moi tes lumières, ô vaste intelligence, montre-moi une issue.

BORKINE (se levant)
Je vais me baigner… Adieu, messieurs. (Au comte :)
Vous avez vingt issues… À votre place, en une semaine j'aurais vingt mille roubles…
(Il fait quelques pas.)

CHABELSKI (le suivant)
Comment ça ? Développe.

BORKINE
Rien à développer. C'est enfantin… (Il revient sur ses pas.)
Nicolaï Alexeïévitch, donnez-moi un rouble.
(Sans un mot, Ivanov lui tend l'argent.)

BORKINE
Merci ! (Au comte :)
Vous avez encore beaucoup d'atouts en main.

CHABELSKI (le suivant)
Voyons, quels atouts ?

BORKINE (sortant avec le comte)
À votre place, il me suffirait d'une semaine pour me faire trente mille roubles, sinon plus…

IVANOV (après un silence)
Des hommes inutiles, des mots inutiles, des questions absurdes auxquelles il faut répondre. Je suis à bout, docteur, vraiment, j'en suis malade. Je suis devenu irritable, irascible, violent, mesquin, au point que je ne me reconnais plus moi-même. Des jours entiers la tête me fait mal, je souffre d'insomnies, les oreilles me bourdonnent… Mais où fuir ? Je ne vois vraiment pas…

LVOV
Nicolaï Alexeïévitch, j'ai besoin de vous parler sérieusement.

IVANOV
Allez-y.

LVOV
C'est au sujet d'Anna Petrovna. (Il s'assied.)
Il est vrai qu'elle refuse d'aller en Crimée ; mais avec vous elle irait.

IVANOV (après avoir réfléchi)
Pour partir à deux il faut avoir les moyens. D'ailleurs, je n'obtiendrai pas un nouveau congé, j'en ai déjà pris un cette année…

LVOV
Admettons que ce soit vrai. Mais ce n'est pas tout. Le meilleur remède pour un phtisique, c'est le repos absolu ; or, votre femme n'a pas un instant de repos. Votre façon d'agir la bouleverse continuellement. Pardonnez-moi, je vous parle peutêtre un peu librement mais je suis très ému et, sincèrement, vous êtes en train de la tuer. (Pause.)
Nicolaï Alexeïévitch, laissez-moi croire que vous êtes mieux que ça… !

IVANOV
C'est vrai, c'est très vrai… Je suis sans doute très coupable, mais mes pensées sont si confuses, mon âme est comme engourdie ; je ne parviens pas à me comprendre. Je ne comprends ni les autres ni moi-même… (Il jette un regard sur la fenêtre.)
On pourrait nous entendre, allons faire quelques pas. (Ils se lèvent.)
Je voudrais vous expliquer tout ça, mais c'est une si longue histoire, et si compliquée… Nous en aurions jusqu'au matin. (Ils marchent.)
Aniouta est une femme admirable, extraordinaire… Pour moi elle a changé de confession, elle a quitté son père et sa mère, elle a renoncé à la richesse, et si je lui demandais cent autres sacrifices, elle accepterait sans une hésitation. Voilà. Et moi, qui suis-je ? Un homme très quelconque. Quel sacrifice ai-je fait ? Aucun. D'ailleurs, c'est une longue histoire… La morale de ceci, cher docteur, c'est que… (Il hésite.)
… que… bref, lorsque je me suis marié, j'étais follement amoureux de ma femme et je jurais de l'aimer pour la vie… Malheureusement… cinq ans ont passé, elle m'aime toujours, et moi… (Il ouvre les bras.)
Vous me dites qu'elle va bientôt mourir, et moi je ne ressens ni tendresse ni pitié, mais comme un vide étrange… une grande lassitude. À me regarder de l'extérieur, cela doit être affreux, je le sens : mais je ne comprends pas moi-même ce qui se passe dans mon âme…
(Ils s'éloignent vers le fond de l'allée.)

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