ACTE III - SCÈNE V



LES MÊMES, IVANOV et LVOV

LVOV (à Ivanov)
Je vous prie de me consacrer cinq minutes.

LÉBÉDEV
Nicolacha ! (Il va à la rencontre d'Ivanov et l'embrasse.)
Bonjour, mon vieux lapin, je t'attends depuis une bonne heure !…

AVDOTIA NAZAROVNA (le saluant)
Bonjour, petit père !

IVANOV (mécontent)
Messieurs, vous avez encore transformé mon cabinet de travail en gargote !… J'ai demandé mille fois à chacun de vous de ne pas le faire… (Il s'approche de la table.)
Voilà, de la vodka renversée sur les papiers… des miettes, des cornichons… c'est répugnant !

LÉBÉDEV
C'est ma faute, Nicolacha, ma faute… Pardonne-moi. Il faut que je te parle d'une affaire très importante, mon vieux lapin…

BORKINE
Et moi aussi.

LVOV
Nicolaï Alexeïévitch, puis-je vous parler ?

IVANOV (montrant Lébédev)
Lui aussi est pressé ; chacun son tour… (À Lébédev :)
Qu'est-ce qu'il y a ?

LÉBÉDEV
Messieurs, je voudrais lui parler confidentiellement. Veuillez m'excuser… (Le comte sort avec Avdotia Nazarovna, Borkine le suit, puis Lvov.)

IVANOV
Pavel, tu peux boire autant que tu veux, c'est ta maladie, mais je t'en prie, ne fais pas boire l'oncle. Avant, il ne buvait jamais. Ça ne lui vaut rien.

LÉBÉDEV (gêné)
Je ne savais pas, mon vieux… je n'ai même pas fait attention…

IVANOV
Si, par malheur, ce vieil enfant devait mourir, ce n'est pas vous, c'est moi qui en souffrirais. Alors, de quoi s'agit-il ?

LÉBÉDEV
Vois-tu, mon vieux lapin… Je ne sais comment aborder, pour que ce ne soit pas si odieux… Nicolacha, j'ai honte, je rougis, ma lange s'embrouille, mais, cher ami, comprends ma situation, dis-toi que je ne suis pas libre, que je suis un nègre, une chiffe… Pardonne-moi…

IVANOV
Qu'est-ce qu'il y a ?

LÉBÉDEV
C'est ma femme qui m'envoie… De grâce, au nom de notre amitié, paie-lui ses intérêts ! Crois-moi, elle me ronge, me traque, je n'en peux plus. Débarrasse-moi d'elle, par le Christ !…

IVANOV
Pavel, tu sais que pour le moment je n'ai pas d'argent.

LÉBÉDEV
Je le sais bien, mais que veux-tu que je fasse ?(Elle)
ne veut pas attendre. Si elle fait protester la traite, comment Sachenka et moi pourrons-nous te regarder dans les yeux ?

IVANOV
J'ai honte moi-même, Pavel, je voudrais me trouver à cent pieds sous terre, mais… où prendre cet argent ? Dis-moi : où ? Il n'y a qu'une solution : attendre l'automne quand j'aurai vendu le blé.

LÉBÉDEV (criant)
Mais elle ne veut pas attendre !
(Pause.)

IVANOV
Je reconnais que la situation est délicate… et la mienne encore pire. (Il marche en réfléchissant.)
Je ne vois pas… je ne vois pas ce que je pourrais vendre…

LÉBÉDEV
Et si tu allais voir Milbach pour lui demander les seize mille roubles qu'il te doit ?… (Ivanov fait de la main un geste de désespoir.)
Écoute, Nicolacha… Je sais que tu vas te fâcher… Mais fais plaisir au vieil ivrogne ! Entre amis… considère-moi comme ton ami… Nous avons été, toi et moi, des étudiants, des libéraux… Mêmes idées… mêmes idéaux… Tous deux nous avons fait nos études à l'Université de Moscou… Alma mater… (Il sort son portefeuille.)
J'ai un petit magot personnel, une caisse noire en quelque sorte, hum… Personne n'est au courant à la maison… Je peux t'avancer… (Il sort l'argent et le pose sur la table.)
Mets ton amour-propre de côté et conduis-toi en ami… À ta place, je les prendrais, parole d'honneur !… (Pause.)
Le compte y est, onze cents roubles. Va la voir aujourd'hui et remets-les-lui en mains propres. Tenez, prenez, Zinaïda Savichna, crevez-en ! Seulement, je t'en prie, pas la moindre allusion à moi, que Dieu t'en garde ! Sinon, qu'est-ce qu'elle me passerait, la confiture de groseilles à maquereaux ! (Il observe attentivement le visage d'Ivanov.)
Bon, bon, il ne faut pas ! (Rapidement, il ramasse l'argent et le remet dans sa poche.)
Il ne faut pas… Je plaisantais… Pardonne-moi, pour l'amour du Christ !…(Pause.)
Ça ne va pas, hein ? (Ivanov fait un geste de la main.)
Hé oui… (Il soupire.)
Chacun traverse des heures de tristesse et d'affliction. L'homme, vieux frère, est semblable à un samovar. (Il)
peut rester longtemps au frais dans un coin, mais vient le moment où on y jette du charbon et… pchtt… pchtt ! Non, cette comparaison ne vaut absolument rien, il faudrait trouver quelque chose de plus intelligent… (Il soupire.)
C'est dans l'adversité qu'on voit les âmes bien trempées. Je ne te plains pas, Nicolacha, tu en sortiras, à force d'aller mal, ça finira par aller bien ; seulement, vieux frère, ça me fait mal au cœur, j'en veux aux gens… Dis-moi un peu, d'où viennent ces potins ? On dégoise tellement sur ton compte dans le district que tu finiras par recevoir la visite du substitut du procureur… Il paraît que tu es un assassin, un vampire, un brigand de grand chemin…

IVANOV
Les gens sont idiots ! Dieu, que j'ai mal à la tête !…

LÉBÉDEV
Tu penses trop !

IVANOV
Je ne pense à rien du tout !

LÉBÉDEV
Envoie donc tout paître, Nicolacha, et viens chez nous. Sachenka a de l'affection pour toi, elle te comprend, t'apprécie. C'est une fille bien, Sachenka, honnête. Elle ne ressemble ni à sa mère ni à son père, tu sais ?… Parfois, je la regarde et je n'en crois pas mes yeux ; comment moi, avec ma trogne de poivrot, puis-je posséder un tel trésor ? Viens donc, vous parlerez ensemble de choses intelligentes, tu te distrairas. C'est un être loyal, sincère…
(Pause)

IVANOV
Pavel, mon vieux, j'ai besoin d'être seul, laissemoi…

LÉBÉDEV
Je comprends, je comprends… (Il regarde hâtivement sa montre.)
Je comprends… (Il embrasse Ivanov.)
Adieu. Je dois encore aller à la bénédiction de l'école. (Il va jusqu'à la porte et s'arrête.)
Intelligente… Hier, nous nous sommes mis à parler avec Sachenka au sujet des potins. (Il rit.)
Et voilà qu'elle sort un aphorisme : "Papa, dit-elle, les vers luisants luisent la nuit à seule fin que les oiseaux de nuit les voient mieux et les croquent ; et les gens bien existent pour donner pitance aux ragots et à la calomnie." Qu'en dis-tu ? Un génie ! George Sand !…

IVANOV
Pavel ! (Il l'arrête.)
Qu'ai-je donc ?

LÉBÉDEV
Je voulais moi-même te le demander, mais à vrai dire, j'hésitais. Je ne sais pas, frère ! D'une part, tu es dans les embêtements jusqu'au cou, mais d'autre part, je sais bien que tu n'es pas de l'espèce qui… Tu n'es pas un homme à flancher. Il y a là, Nicolacha, quelque chose d'autre, mais je ne comprends pas quoi !

IVANOV
Je ne le comprends pas moi-même. Je crois, ou bien… non… rien ! (Pause.)
J'avais un ouvrier, Sémione, tu te souviens de lui ? Une fois, pendant le battage, il a voulu se vanter de sa force devant les filles ; il a chargé sur son dos deux gros sacs de blé et s'est effondré sous sa charge. Il est mort peu de temps après. Je crois que moi aussi j'ai voulu soulever un fardeau au-dessus de mes forces. Le lycée, l'université, puis la gestion du domaine, une lutte épuisante pour l'école du peuple, l'exploitation rationnelle des terres, les beaux projets… J'avais foi pas comme tout le monde, je me suis marié pas comme tout le monde, je m'emballais, je risquais, je jetais mon argent, tu le sais bien, à droite et à gauche, j'étais heureux, je souffrais comme personne. Tout ça, Pavel, ce sont mes sacs… Je me suis chargé d'un fardeau, et le dos n'a pas tenu. À vingt ans, nous sommes tous des héros, nous entreprenons tout, nous pouvons tout, et vers trente ans, nous voilà fatigués, plus bons à rien. Comment, comment expliques-tu ça ?… Cette fatigue… D'ailleurs, ce n'est peut-être pas ça… Pas ça, pas ça… Va, mon Pavel, je t'importune, que Dieu te garde !…

LÉBÉDEV (vivement)
Sais-tu ce qu'il y a, vieux frère ? Tu es victime de ton milieu !

IVANOV
C'est stupide, Pavel, et pas très original. Va !

LÉBÉDEV
Tu as raison, c'est stupide ; je m'en rends compte. Je m'en vais, je m'en vais…
(Il sort.)

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