ACTE IV - SCÈNE IX
SACHA, IVANOV, LÉBÉDEV
SACHA (elle court à la rencontre de son père)
Papa, pour l'amour de Dieu, il est accouru comme un enragé et il me torture ; il exige que je renonce à lui, il ne veut pas faire mon malheur. Dis-lui que je ne veux pas de sa grandeur d'âme, je sais ce que je fais.
LÉBÉDEV
Je ne comprends rien… Quelle grandeur d'âme ?
IVANOV
Le mariage n'aura pas lieu !
SACHA
Si ! Papa, dis-lui que le mariage aura lieu !
LÉBÉDEV
Attends, attends… Pourquoi veux-tu que le mariage n'ait pas lieu ?
IVANOV
Je me suis expliqué, mais elle ne veut pas comprendre.
LÉBÉDEV
Ce n'est pas à elle, c'est à moi que tu dois l'expliquer, et assez clairement pour que je comprenne ! Ah, Nicolaï Alexeïévitch, que le Seigneur te juge ! Dans quelles ténèbres nous as-tu entraînés ! Je me fais l'effet de vivre dans un cabinet de curiosités ; je regarde et je ne comprends rien… Un vrai supplice… Que veux-tu que je fasse de toi, à mon âge ? Que je te provoque en duel ? Hein ?
IVANOV
Pas besoin de duel. Il suffit d'avoir la tête sur les épaules et de comprendre la langue russe.
SACHA (elle arpente la scène, émue)
C'est affreux, affreux, un vrai gosse !
LÉBÉDEV
Il n'y a plus qu'à lever les bras au ciel. Écoute, Nicolaï : tu penses agir avec délicatesse, avec intelligence, selon toutes les règles de la psychologie ; eh bien, à mon avis, c'est un scandale et un malheur. Écoute-moi, vieux bonhomme, pour la dernière fois ! Je vais te dire : reprends tes esprits, considère les choses simplement, comme tout le monde. Ici-bas, tout est simple. Le plafond est blanc, les bottes sont noires, le sucre est sucré. Tu aimes Sacha, elle t'aime. Si tu l'aimes, reste, si tu ne l'aimes pas, eh bien, va-t'en, nous ne t'en voudrons pas. C'est pourtant si simple ! Tous les deux, vous êtes sains, intelligents, moraux et, grâce au Ciel, vous avez de quoi manger et vous vêtir… Que vous faut-il de plus ? L'argent vous manque ? La belle affaire ! L'argent ne fait pas le bonheur… Évidemment, je comprends… ton domaine est hypothéqué, tu n'as pas de quoi payer les intérêts, mais moi qui suis le père, je comprends… La mère, elle, qu'elle agisse à sa guise, tant pis ; elle ne donnera pas d'argent ? on s'en passera ? Sachenka dit qu'elle n'a pas besoin de dot… des principes… Schopenhauer… tout ça, c'est des balivernes… J'ai à la banque dix mille roubles, un compte secret. (Il regarde autour de lui.)
Pas un chien qui le sache à la maison… Ça vient de grand-mère… Pour vous deux… Prenez… Seulement, attention… il faut donner deux mille roubles à Matveï…
(Les invités se réunissent dans la salle.)
IVANOV
Pavel, toutes ces paroles sont inutiles. J'agis selon ma conscience.
SACHA
Moi aussi, j'agis selon ma conscience. Tu peux dire tout ce que tu veux, je ne te lâcherai pas. Je vais chercher maman.
(Elle sort.)