ACTE IV - SCÈNE IV



LVOV, KOSSYKH, LÉBÉDEV et SACHA

LÉBÉDEV (entrant avec Sacha)
Ici nous pourrons causer. À Lvov et à Kossykh : Allons, les zoulous, allez rejoindre les demoiselles, nous avons besoin de causer confidentiellement.

KOSSYKH
(passe devant Sacha et fait claquer ses doigts avec admiration.)
Un vrai tableau ! Une dame d'atout !

LÉBÉDEV
Va donc, troglodyte, va !
(Lvov et Kossykh sortent.)

LÉBÉDEV
Assieds-toi, Sachenka, ici… (Il s'assied et regarde autour de lui.)
Écoute-moi attentivement et avec tout le respect dû à un paternel. Voici de quoi il s'agit : ta mère m'a chargé de te dire ce qui suit… Tu comprends ? Ce n'est pas en mon propre nom que je parle, c'est ta mère qui m'en a donné l'ordre…

SACHA
Sois bref, papa !

LÉBÉDEV
Ta dot est fixée à quinze mille roubles en espèces. Voilà… attention, pas d'histoires après ! Attends, tais-toi ! Ce n'est que le commencement, le plus beau va venir. Donc, ta dot est fixée à quinze mille roubles, mais étant donné que Nicolaï Alexeïévitch doit neuf mille roubles à ta mère, ta dot subit une déduction… Bon, et ensuite, vois-tu…

SACHA
Pourquoi me dis-tu ça ?

LÉBÉDEV
Ta mère m'en a donné l'ordre.

SACHA
Laissez-moi en paix ! Si tu avais, ne serait-ce qu'un peu d'estime pour moi et pour toi-même, tu ne te serais pas permis de me parler ainsi. Je n'ai pas besoin de votre dot ! Je ne vous ai rien demandé, je ne demande rien !

LÉBÉDEV
Pourquoi t'en prends-tu à moi ? Tu te souviens dans Gogol, les deux grosses rates : elles ont commencé par flairer et ne sont parties qu'après, et toi, une fille instruite, tu te jettes sur moi sans même avoir flairé.

SACHA
Laissez-moi tranquille ! N'offensez pas mes oreilles avec vos calculs sordides.

LÉBÉDEV (se fâchant)
Tfou ! Vous m'acculerez tous en fin de compte à me flanquer un coup de couteau ou à zigouiller quelqu'un ! L'une ne cesse de chialer du matin au soir, de radoter, de rogner, de compter ses kopeks, et l'autre, intelligente, généreuse, instruite, que diable, ne peut même pas comprendre son propre père ! J'offense ses oreilles ! Mais avant que je ne vienne ici offenser tes oreilles, là-bas (il montre la porte)
, on m'a coupé en morceaux, on m'a écartelé. Elle ne peut pas comprendre ! Vous vous êtes monté le bourrichon, vous avez perdu la boussole… que diable ! (Il se dirige vers la porte et s'arrête.)
Ça ne me plaît pas, mais alors pas du tout !

SACHA
Qu'est-ce qui ne te plaît pas ?

LÉBÉDEV
Rien ne me plaît, rien !

SACHA
Mais encore ?

LÉBÉDEV
C'est ça, je vais m'asseoir et je vais m'expliquer. Rien ne me plaît ; et quant à ton mariage je ne veux même pas y penser ! (Il s'approche de Sacha et dit tendrement :)
Ne m'en veuille pas, Sachenka, ton mariage est peutêtre intelligent, honnête, élevé, avec des principes, mais il y a quelque chose qui cloche ! Ça ne ressemble pas à un mariage. Tu es jeune, fraîche, pure comme un cristal, jolie, et lui, il est veuf, il est usé, vidé. Je ne comprends pas, tant pis ! (Il embrasse sa fille.)
Sachenka, pardonne-moi, mais il y a quelque chose de bizarre ; les gens en parlent vraiment trop. Comment se fait-il que cette Sarah soit morte et ensuite qu'il ait voulu t'épouser, toi ?… (Vivement :)
Mais non, je suis une vieille baderne, une commère. Ne m'écoute pas ; n'écoute personne, fais comme tu l'entends.

SACHA
Papa, je sens moi-même que ce n'est pas ça… pas ça, pas ça, pas ça ! Si tu savais combien cela me pèse. C'est insupportable ! Je suis malheureuse et j'ai peur de l'avouer. Papa, mon petit papa, donne-moi du courage, pour l'amour de Dieu… dis-moi ce qu'il faut faire.

LÉBÉDEV
Comment cela ? Que veux-tu dire ?

SACHA
J'ai peur comme jamais je n'ai eu peur ! (Elle regarde autour d'elle.)
J'ai l'impression de ne pas le comprendre, de ne pouvoir jamais le comprendre. Depuis que nous sommes fiancés, pas une fois il n'a souri, pas une fois il ne m'a regardée droit dans les yeux. D'éternelles plaintes, des remords – de quoi ? Des allusions à sa culpabilité – laquelle ? Des tremblements incessants… Je suis fatiguée. Il y a des moments où il me semble que je… que je ne l'aime pas aussi fort qu'il le faudrait. Et quand il vient chez nous et qu'il me parle, je m'ennuie. Qu'est-ce que cela signifie, mon petit papa ? J'ai peur !

LÉBÉDEV
Mon enfant chérie, ma seule aimée, écoute ton vieux père. Refuse-le.

SACHA (effrayée)
Que dis-tu là ?

LÉBÉDEV
Je t'assure, Sachenka. Il y aura un scandale, tout le district va dégoiser, mais il vaut mieux un scandale que de se condamner pour la vie.

SACHA
Tais-toi, tais-toi, papa ! Je ne veux même pas t'écouter. Il faut repousser ces idées-là. C'est un homme bon, malheureux, incompris ; je l'aimerai, je le comprendrai, je le remettrai sur pied. Je remplirai ma tâche. C'est décidé !

LÉBÉDEV
Ce n'est pas une tâche, c'est le bagne.

SACHA
Assez. Je t'ai avoué ce que je ne voulais pas m'avouer à moi-même. N'en parle à personne. Oublie cela.

LÉBÉDEV
Je n'y comprends rien. Est-ce moi qui suis devenu gâteux, ou est-ce vous tous qui êtes devenus trop intelligents ? Qu'on me coupe en morceaux, je n'y comprends rien !

Autres textes de Anton Tchekhov

Une demande en mariage

"Une demande en mariage" est une farce en un acte écrite par Anton Tchekhov et publiée en 1889. Cette courte pièce comique se concentre sur la tentative désastreuse de mariage...

Le Jubilé

La scène se passe au siège de la banque. Le cabinet du président. A gauche, une porte menant au bureau. Deux tables de travail. Installation prétentieuse : fauteuils garnis de velours,...

Tatiana Repina

"Tatiana Repina" est une œuvre peu commune dans la bibliographie de Anton Tchekhov. Il s'agit d'un drame en un acte écrit en 1889, qui n'est pas aussi largement reconnu ou...

Sur la grand-route

"Sur la grand-route" est une pièce de théâtre en un acte écrite par Anton Tchekhov, premièrement publiée en 1884. Cette œuvre, qui compte parmi les premières pièces de l'auteur, explore...

Oncle Vania

"Oncle Vania" est une pièce de théâtre écrite par Anton Tchekhov, qui a été publiée en 1897 et dont la première représentation eut lieu en 1899. La pièce se déroule...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024