ACTE III - SCÈNE VI



IVANOV, et, ensuite, LVOV

IVANOV
Quel mauvais homme je fais, pitoyable, insignifiant. Il faut être aussi piteux, usé, vidé par l'alcool que Pavel, pour pouvoir encore m'aimer et m'estimer. Que je me méprise, mon Dieu ! Que je hais profondément ma voix, mes pas, mes mains, ce vêtement, mes pensées. N'est-ce pas ridicule, n'est-ce pas lamentable ? Il y a à peine un an, j'étais fort et sain, j'étais courageux, infatigable, enthousiaste, je travaillais de ces mêmes mains, je parlais avec tant de chaleur que je tirais des larmes mêmes à des brutes, j'étais capable de pleurer devant la douleur, de m'indigner à la vue du mal. Je connaissais l'inspiration, le charme et la poésie des nuits silencieuses, lorsque, du soir à l'aube, on reste devant sa table de travail, à méditer, à rêver. J'avais la foi, je regardais l'avenir comme on regarde les yeux de sa mère. Et maintenant, oh ! mon Dieu ! je suis fatigué, je ne crois en rien, je passe les jours et les nuits dans l'oisiveté. Je ne commande plus ni à mon cerveau, ni à mes mains, ni à mes pieds. Le domaine s'en va en fumée, les forêts craquent sous la hache. (Il pleure.)
Ma terre me regarde comme une orpheline. Je n'attends rien, je ne regrette rien, mon âme tremble de peur devant le jour qui vient… Et l'histoire avec Sarah ? Je lui jurais un amour éternel, je lui promettais le bonheur, un avenir comme elle n'en avait pas vu en rêve. Elle m'a cru, et pendant ces cinq années je ne l'ai vue que s'éteindre un peu plus à chacun de ses sacrifices, de ses débats de conscience, mais, Dieu est témoin, sans une plainte, sans un reproche !… Et le résultat ? J'ai cessé de l'aimer… Comment ? Pourquoi ? Je ne comprends pas. La voilà qui souffre, ses jours sont comptés, et moi, comme le dernier des lâches, je fuis son visage émacié, sa poitrine creuse, ses yeux suppliants… Quelle honte, quelle honte !(Pause.)
Sacha, la petite fille, est sensible à mes malheurs, elle me déclare son amour ; et moi, qui suis presque un vieillard, je perds la tête, j'oublie tout au monde, et transporté je m'écrie : "Une vie nouvelle ! Le bonheur !" Et le lendemain, je crois aussi peu à ce bonheur qu'aux fantômes… Qu'ai-je donc ? Dans quel abîme je me pousse moi-même ? D'où me vient cette faiblesse ? Qu'est-il advenu de mes nerfs ? Il suffit que ma femme blesse mon amour-propre, qu'un domestique soit maladroit, que mon fusil ne parte pas pour que je devienne grossier, coléreux, pour que je ne sois plus moi-même… (Pause.)
Je ne comprends pas, je ne comprends pas, je ne comprends pas ! C'est à se tirer une balle !…

LVOV (entrant)
Il faut que je m'explique avec vous, Nicolaï Alexeïévitch !

IVANOV
S'il faut que nous ayons tous les jours des explications, docteur, aucune force n'y suffira.

LVOV
Consentez-vous à m'écouter ?

IVANOV
Je vous écoute tous les jours et je n'ai pas encore compris ce que vous me voulez.

LVOV
Je parle clairement, nettement, et seul ne peut me comprendre celui qui n'a pas de cœur.

IVANOV
Que ma femme est en train de mourir, je le sais ; que ma faute devant elle est inexpiable, je le sais aussi ; que vous êtes un homme honnête et droit, je le sais également ! Que vous faut-il de plus ?

LVOV
La cruauté des hommes me révolte !… Une femme est en train de mourir. Elle a un père et une mère qu'elle aime et qu'elle voudrait revoir avant sa mort ; ils savent parfaitement qu'elle va bientôt mourir et qu'elle continue de les aimer, mais eux, par cruauté, persistent à la maudire, comme s'ils voulaient étonner le monde par leur fanatisme religieux. À vous, elle a tout sacrifié, sa maison natale, le repos de sa conscience, et vous, de la façon la plus éhontée, dans le but le plus évident, tous les jours vous filez chez ces Lébédev !

IVANOV
Oh ! je n'y ai pas été depuis deux semaines…

LVOV (sans l'écouter)
Avec des gens comme vous il faut parler directement, sans ambages, et si vous n'avez pas envie de m'écouter, tant pis. J'ai l'habitude de nommer les choses par leur nom… Vous avez besoin de cette mort pour de nouveaux exploits ; bon ! mais ne pourriez-vous pas attendre un peu ? Si vous la laissiez mourir tranquillement, au lieu de l'achever sous les coups redoublés de votre cynisme ? Croyez-vous que votre Lébédéva et sa dot vous échapperaient ? Dans un an, deux ans au plus tard, un bon tartufe comme vous serait capable de faire tourner la tête à la petite fille et de s'emparer de sa dot, aussi bien qu'aujourd'hui… Pourquoi vous presser tellement ? Pourquoi faut-il que votre femme meure tout de suite et non pas dans un mois, dans un an ?…

IVANOV
Quel supplice !… Docteur, vous êtes un piètre médecin, si vous croyez qu'un homme peut se dominer à l'infini.(Il)
m'en coûte terriblement de ne pas répondre à vos offenses.

LVOV
Voyons, qui voulez-vous duper ? Jetez le masque !

IVANOV
Homme perspicace, faites un peu fonctionner votre intelligence ! Selon vous, rien n'est plus facile que de me comprendre, n'est-ce pas ? J'ai épousé Aniouta pour empocher une grosse dot… Cette dot, je ne l'ai pas eue, j'ai fait un faux calcul, et maintenant je précipite la fin d'Aniouta pour tenter le coup avec une autre femme… C'est ça ? Que c'est clair et simple !… L'homme est une machine élémentaire, sans complexi- té… Non, docteur, il y a en chacun de nous trop de rouages, de vis, de soupapes pour que nous puissions nous juger les uns les autres sur une première impression ou deux ou trois indices. Je ne vous comprends pas, vous ne me comprenez pas et nous ne nous comprenons pas nous-même. On peut être un excellent médecin et tout ignorer de l'âme humaine. Ne soyez pas si sûr de vous.

LVOV
Je lis clairement en vous et j'ai assez de cervelle pour distinguer la bassesse de l'honnêteté.

IVANOV
J'ai peur que nous ne nous comprenions jamais… Pour la dernière fois, je vous demande, je vous conjure de me répondre simplement et sans phrases : que me voulez-vous, au juste ? Quel but poursuivez-vous ? (Irrité :)
Et à qui aije l'honneur de parler ? Au procureur ou au médecin de ma femme ?

LVOV
Je suis médecin, et en tant que médecin, j'exige que vous changiez de conduite… La vôtre tue Anna Petrovna !

IVANOV
Mais que dois-je faire ? Puisque vous me comprenez si bien, conseillez-moi ; que dois-je faire ?

LVOV
Ayez au moins un peu de pudeur…

IVANOV
Ah, mon Dieu !… Vous comprenez-vous seulement vous-même ? (Il boit un verre d'eau.)
Laissez-moi. Je suis mille fois coupable, j'en répondrai devant Dieu, mais vous, personne ne vous a délégué le pouvoir de me torturer…

LVOV
Et qui donc vous a délégué le pouvoir d'offenser en moi la vérité ? Croyez-vous que je ne sois pas moi-même à la torture ? Jusqu'à mon arrivée ici j'admettais l'existence d'imbéciles, de fous, de passionnés, mais jamais je n'avais cru qu'il existât des hommes sciemment criminels, qui, en toute lucidité, tendent leur volonté vers le mal… Je respectais les hommes, je les aimais, mais il m'a suffi de vous connaître…

IVANOV
J'ai déjà entendu ça !

LVOV
Ah oui, vous l'avez entendu ? (Il aperçoit Sacha qui entre ; elle porte une amazone.)
Maintenant, je pense que nous nous comprenons parfaitement !
(Il hausse les épaules et sort.)

Autres textes de Anton Tchekhov

Une demande en mariage

"Une demande en mariage" est une farce en un acte écrite par Anton Tchekhov et publiée en 1889. Cette courte pièce comique se concentre sur la tentative désastreuse de mariage...

Le Jubilé

La scène se passe au siège de la banque. Le cabinet du président. A gauche, une porte menant au bureau. Deux tables de travail. Installation prétentieuse : fauteuils garnis de velours,...

Tatiana Repina

"Tatiana Repina" est une œuvre peu commune dans la bibliographie de Anton Tchekhov. Il s'agit d'un drame en un acte écrit en 1889, qui n'est pas aussi largement reconnu ou...

Sur la grand-route

"Sur la grand-route" est une pièce de théâtre en un acte écrite par Anton Tchekhov, premièrement publiée en 1884. Cette œuvre, qui compte parmi les premières pièces de l'auteur, explore...

Oncle Vania

"Oncle Vania" est une pièce de théâtre écrite par Anton Tchekhov, qui a été publiée en 1897 et dont la première représentation eut lieu en 1899. La pièce se déroule...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024