ACTE II - SCÈNE IV



LES MÊMES, IVANOV et CHABELSKI
CHABELSKI, entrant avec Ivanov par la porte de droite. Qui est-ce qui déclame ici ? C'est vous, Sachenka ? (Il éclate de rire et lui serre la main.)
Tous mes vœux, mon ange. Que le Seigneur vous fasse mourir le plus tard possible et qu'il vous épargne de naître une seconde fois.

ZINAÏDA SAVICHNA (joyeusement)
Nicolaï Alexeïévitch, comte… !

LÉBÉDEV
Bah ! Qui vois-je… Comte !
(Il va à leur rencontre.)

CHABELSKI (il aperçoit Zinaïda Savichna et Babakina et leur tend les mains.)
Deux banques sur un même divan… Quel superbe panorama ! (Il les salue ; à Zinaïda Savichna :)
Bonjour, Zizi ! (À Babakina :)
Bonjour, mon petit poupon !

ZINAÏDA SAVICHNA
Je suis si heureuse ! Vous vous faites si rare, comte ! (Elle crie :)
Gavrila, du thé ! Asseyez-vous, je vous en prie !
(Elle se lève, sort par la porte de droite et revient aussitôt, très soucieuse. Sacha reprend son ancienne place. Ivanov dit silencieusement bonjour à tout le monde.)

LÉBÉDEV (à Chabelski)
Quel bon vent t'amène ? Par quel mystère ?… En voilà une surprise ! (Il l'embrasse.)
Comte, tu es un vrai brigand ! Les gens comme il faut n'agissent pas ainsi ! (Il le prend par la main et l'entraîne vers la rampe.)
Pourquoi ne viens-tu jamais ? Tu nous bats froid ?

CHABELSKI
Comment veux-tu que je rapplique ? À cheval sur un bâton ? Je n'ai pas de chevaux et Nicolaï ne m'emmène pas ; il veut que je tienne compagnie à Sarah pour la distraire. Envoie-moi chercher, je viendrai.

LÉBÉDEV (il fait un geste de la main)
Évidemment !… Mais Zizi aimerait mieux crever que de faire atteler les chevaux. Mon vieux copain, mon ami, mon meilleur ami, mon fidèle, de toute la vieillerie il n'y a que toi et moi qui ayons survécu.
(J'aime en toi mes peines anciennes, Ma jeunesse envolée…)
Blague à part, je suis prêt à pleurer.
(Il embrasse le comte.)

CHABELSKI
Allons, allons, on se croirait dans une cave à vin.

LÉBÉDEV
Mon petit vieux, tu ne t'imagines pas combien je m'ennuie de mes amis. Un cafard à se pendre… (À voix basse :)
Zizi a fait le vide autour de nous avec sa banque de prêts ; tous les gens bien se sont éclipsés ; tu vois, il ne reste que des Zoulous… des Doudkine, des Boudkine… Enfin, prends le thé…
(Gavrila sert du thé au comte.)

ZINAÏDA SAVICHNA (à Gavrila.)
Qu'est-ce que c'est que ce service ? Apporte donc de la confiture… Des groseilles à maquereaux, par exemple…

CHABELSKI (éclatant de rire, à Ivanov)
Je te l'avais bien dit, hein ? (À Lébédev :)
En route, je lui ai parié que dès notre arrivée, Zizi nous offrirait des confitures de groseilles à maquereaux…

ZINAÏDA SAVICHNA
Vous êtes toujours aussi taquin, comte…
(Elle s'assied.)

LÉBÉDEV
On en a fait vingt tonneaux, il faut bien les écouler…

CHABELSKI (s'installant à côté de la table)
Alors on fait des petits placements, Zizi ? Vous avez bien mis de côté un petit million, hein ?

ZINAÏDA SAVICHNA (soupirant)
Bien sûr, pour les gens, nous sommes cousus d'or. L'argent ne tombe pas du ciel. Tout ça, c'est des ragots…

CHABELSKI
Comment donc !… Nous savons à quoi nous en tenir… (À Lébédev :)
Allons, Pavel… la main sur le cœur… vous avez bien un petit million de côté… ?

LÉBÉDEV
Je n'en sais rien. Demande à Zizi…

CHABELSKI (à Babakina)
Et notre petit poupon grassouillet aura bientôt, lui aussi, son petit million ! Elle embellit et elle engraisse à vue d'œil ! Ce que c'est que d'avoir beaucoup de galette…

BABAKINA
Mille grâces, Excellence, seulement je n'aime guère les railleries.

CHABELSKI
Des railleries ? Qu'allez-vous penser, ma chère banque ? C'est tout simplement un cri du cœur que l'excès de la passion me fait monter aux lèvres… Vous et Zizi… mais je vous adore… (Gaiement :)
Oh ! ravissement, oh ! extase !… votre vue me transporte et m'enivre !

ZINAÏDA SAVICHNA
Vous êtes toujours le même. (À Iégorouchka :)
Iégorouchka, éteignez les chandelles ! Puisque vous ne jouez pas, à quoi bon les gaspiller ? (Iégorouchka sursaute ; il éteint les chandelles et s'assied. À Ivanov :)
Nicolaï Alexeïévitch, comment va votre épouse ?

IVANOV
Mal. Aujourd'hui, le docteur m'a dit nettement qu'elle était phtisique…

ZINAÏDA SAVICHNA
Vraiment ? Quelle pitié !… (Elle soupire.)
Et nous qui l'aimons tant…

CHABELSKI
Bêtises, bêtises, bêtises… aucune phtisie, rien que du charlatanisme médical, un tour de prestidigitation. Notre Esculape tient à nous rendre visite, alors il a inventé la phtisie. Heureusement, le mari n'est pas jaloux. (Ivanov fait un geste d'impatience.)
En ce qui concerne Sarah, je ne crois pas un mot de ce qu'il peut dire ou faire. De ma vie je n'ai fait confiance ni aux médecins, ni aux avocats, ni aux femmes. Bêtises, bêtises, charlatanisme et tours de prestidigitation !

LÉBÉDEV (à Chabelski)
Tu es un drôle de type, Matveï !… Tu as enfourché le dada de la misanthropie et tu te crois tenu de faire l'idiot. À te regarder tu parais normal, mais dès que tu ouvres la bouche on dirait que tu es pris de coliques…

CHABELSKI
Tu voudrais peut-être que j'embrasse tous les salauds et toutes les canailles de la terre ?

LÉBÉDEV
Et où vois-tu des salauds et des canailles ?

CHABELSKI
Je ne parle pas des personnes présentes, évidemment… mais pour le reste…

LÉBÉDEV
Mais non, mais non… C'est une attitude chez toi…

CHABELSKI
Une attitude… Tu as de la chance de n'avoir aucune philosophie.

LÉBÉDEV
Ma philosophie ? La boucler en attendant de crever. C'est ça ma philosophie. Nous autres, vieux frère, nous n'avons plus le temps de faire de la philosophie. Voilà… (Il crie :)
Gavrila !

CHABELSKI
Assez de Gavrila comme ça ! Regarde seulement la couleur de ton nez !

LÉBÉDEV (buvant)
Laisse donc, mon âme… je ne vais pas à une noce.

ZINAÏDA SAVICHNA
Il y a longtemps que le docteur Lvov n'est pas venu nous voir. Il nous a oubliés.

SACHA
Ma bête noire. L'honnêteté ambulante. Il ne demandera pas un verre d'eau, il n'allumera pas une cigarette sans faire étalage de son extraordinaire honnêteté. Qu'il parle ou qu'il se taise on peut lire sur son front : "Je suis un homme honnête." Il est assommant.

CHABELSKI
Un médicastre étroit, rectiligne. (Il imite Lvov :)
"Place au travail honnête !" À tout bout de champ on l'entend brailler comme un perroquet, tel un prophète inspiré. Celui qui ne hurle pas est un salaud. Opinions d'ailleurs étonnantes par leur profondeur : si le moujik est aisé et vit convenablement, c'est qu'il est une canaille, un koulak ; je porte une veste de velours et je me fais habiller par un valet, donc je suis une crapule, un esclavagiste. Il est si honnête, si honnête qu'il en pète sur toutes les coutures. Un être supérieur. Il m'impressionne… Ma parole ! À tout instant il faut s'attendre à ce que par devoir il vous tape sur la gueule ou vous traite de salaud.

IVANOV
Il me fatigue terriblement ; néanmoins il m'est sympathique ; il a beaucoup de sincérité.

CHABELSKI
Belle sincérité ! Hier soir, il s'approche de moi, et de but en blanc : "Comte, vous m'êtes profondément antipathique." Merci bien ! Et pas comme ça, non, mais avec une violence !… La voix qui tremble, les yeux qui lancent des étincelles, les genoux qui fléchissent… fichue sincérité ! Je lui répugne, je lui suis odieux ? C'est naturel… Mais à quoi bon me le jeter à la face ? Je suis un sale type, d'accord, mais j'ai des cheveux blancs…

LÉBÉDEV
C'est bon, c'est bon… toi aussi tu as été jeune, tu dois comprendre.

CHABELSKI
Oui, j'ai été jeune et bête, j'ai moi aussi joué les justiciers, j'ai dénoncé les scélérats et les escrocs, mais de ma vie je n'ai dit en face à un voleur : "Tu es un voleur." On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu. J'ai reçu une bonne éducation. Tandis que lui, votre morticole obtus, il se sentirait au septième ciel et digne de l'admiration universelle, s'il avait l'occasion, au nom des principes et des idéaux humanitaires, de me taper publiquement sur la gueule et de m'allonger sur le carreau.

LÉBÉDEV
Tous les jeunes gens ont du tempérament. J'avais un oncle, un hégélien… Il invitait du monde chez lui, et quand la maison était pleine, après avoir bien bu, il montait – vous voyez, comme ça – sur la chaise et se mettait à hurler : "Vous êtes des ignorants ! Forces des ténèbres… Aube de vie nouvelle"… Et patati, et patata… et je te sermonne, et je te sermonne…

SACHA
Et les invités ?

LÉBÉDEV
Ils ne bronchaient pas… Ils écoutaient… et ils buvaient. D'ailleurs, une fois, je l'ai provoqué en duel… mon propre oncle… À cause de Schopenhauer. Je m'en souviens comme si c'était hier. Voyons : j'étais assis comme ça, comme Matveï, et l'oncle avec feu Guérassime Nilytch se tenaient à peu près là, où se trouve Nicolacha… Tout à coup Guérassime Nilytch pose une question…
(Entre Borkine.)

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