ACTE II - SCÈNE III



LES MÊMES et SACHA

SACHA (elle entre et se dirige vers son père)
Il fait si beau, et vous, vous restez là, à étouffer.

ZINAÏDA SAVICHNA
Tu ne vois donc pas Marfa Iégorovna, Sachenka ?

SACHA
Pardonnez-moi.
(Elle va vers Babakina et la salue.)

BABAKINA
T'es bien fière ce soir, Sachenka ! t'aurais pu venir me voir avant. (Elles s'embrassent.)
Mes félicitations, ma petite âme…

SACHA
Merci.
(Elle s'assied à côté de son père.)

LÉBÉDEV
Oui, Avdotia Nazarovna, ce n'est pas facile aujourd'hui avec les fiancés. Je dis les fiancés, mais on ne trouve même plus de garçons d'honneur convenables. La jeunesse moderne, sans vouloir l'offenser, est, comment dire, que Dieu me pardonne, éventée, une vraie piquette. Ils ne savent rien faire convenablement : ni danser, ni avoir une conversation, ni boire un coup…

AVDOTIA NAZAROVNA
Ils savent bien boire, allez, quand on leur offre…

LÉBÉDEV
Boire !… la belle affaire !… Les chevaux aussi savent boire… Non, il faut savoir s'y prendre… De mon temps, par exemple, on bûchait toute la journée à l'Université, mais dès que le soir venait, on allait chez n'importe qui et jusqu'à l'aube, on tournait comme des toupies… et je te danse… et je te fais rigoler les filles… et ce truc-là. (Il se donne une chiquenaude sur le cou.)
On racontait des blagues, on faisait de la philosophie jusqu'à ce que la langue ait des crampes… Alors que ceux d'aujourd'hui… (il fait un geste de la main)
… je n'y comprends rien… De vraies chiffes… Dans tout le district, il y a un seul gars qui vaille quelque chose ; mais il est marié (il soupire)
et je crois qu'il est en train de devenir enragé…

BABAKINA
Qui ça ?

LÉBÉDEV
Nicolacha Ivanov.

BABAKINA
Oui, c'est un homme bien (elle fait une grimace)
… pas très heureux…

ZINAÏDA SAVICHNA
Comment voulez-vous qu'il soit heureux, ma petite âme ? (Elle soupire.)
En voilà un qui s'est trompé… Il a épousé sa youpine, il comptait, le pauvre, ramasser la grosse galette, et ça a été juste le contraire… Les beaux-parents ne veulent plus voir leur fille depuis qu'elle s'est convertie, ils l'ont maudite. Il n'y a pas eu un kopek de dot. Maintenant (il)
s'en mord les doigts, mais c'est trop tard…

SACHA
Maman, ce n'est pas vrai.

BABAKINA (avec ardeur)
Comment, pas vrai, Sachenka ? Tout le monde est au courant. S'il n'y avait pas d'intérêt, à quoi bon épouser une juive ? Est-ce qu'il n'y a pas assez de Russes ? Il s'est trompé, ma petite âme, il s'est trompé… (Vivement :)
Mais à présent, qu'est-ce qu'il lui passe, Seigneur ! C'est à crever de rire. Dès qu'il rentre à la maison, ça commence : "Tes parents sont des escrocs, fiche-moi le camp d'ici !" Et où pourrait-elle aller ? Ses parents ne la recevront pas ; elle serait prête à se placer comme femme de chambre, mais on ne lui a pas appris à travailler… Il lui en fait voir de toutes les couleurs, jusqu'au moment où le comte prend sa défense. Sans le comte, il lui aurait fait passer le goût du pain depuis longtemps.

AVDOTIA NAZAROVNA
Ou alors, il l'enferme dans la cave et il lui donne des noms d'oiseau : "Bouffe de l'ail, toi…" Et elle en bouffe jusqu'à n'en plus pouvoir…
(Rires.)

SACHA
Papa, ce sont des mensonges !

LÉBÉDEV
Et après ? Laisse-les donc dire leurs bêtises…(Il crie :)
Gavrila !
(Gavrila lui sert la vodka et l'eau.)

ZINAÏDA SAVICHNA
C'est pour ça qu'il s'est ruiné, le pauvre. Ses affaires sont en pleine déconfiture, ma petite âme. Si Borkine ne gérait pas le domaine il pourrait crever de faim avec sa youpine. (Elle soupire.)
Par malheur, c'est nous qui payons les pots cassés, ma petite âme. Dieu seul sait ce que nous y avons perdu ! Croyez-vous, ma chère, depuis trois ans il nous doit neuf mille roubles !

BABAKINA (horrifiée)
Neuf mille !…

ZINAÏDA SAVICHNA
Comme je vous le dis. Grâce à notre cher Pavel, incapable de discerner un emprunteur solvable d'un tapeur à fonds perdus. Le capital, passe encore, si au moins il payait les intérêts régulièrement.

SACHA (avec chaleur)
Maman, vous l'avez déjà dit mille fois !

AVDOTIA NAZAROVNA
Est-ce que cela te regarde ? Pourquoi prends-tu sa défense ?

SACHA (se levant)
Comment osez-vous parler ainsi d'un homme qui ne vous a fait aucun mal ? Dites, qu'est-ce qu'il vous a fait ?

TROISIÈME INVITÉ
Alexandra Pavlovna, permettez-moi de dire mon mot : j'ai de l'estime pour Nicolaï Alexeïévitch, c'est sans aucun doute un honnête homme, mais, entre nous, j'ai la conviction que c'est un combinard.

SACHA
Tiens !

TROISIÈME INVITÉ
À preuve un fait que m'a transmis son attaché ou, pour ainsi dire, son cicérone, Borkine. Il y a deux ans, pendant l'épizootie bestiale, il a acheté du bétail, l'a fait assurer…

ZINAÏDA SAVICHNA
Mais oui, mais oui, mais oui, je m'en souviens. À moi aussi on me l'a raconté.

TROISIÈME INVITÉ
Vous comprenez bien, il l'a fait assurer, puis il l'a contaminé avec la peste et a touché l'assurance.

SACHA
Mais c'est inepte, inepte ! Personne n'a acheté de bétail ni ne l'a contaminé ! C'est Borkine qui a eu l'idée de ce projet et qui s'en est vanté à droite et à gauche. Quand Ivanov l'a appris, il est resté deux semaines sans adresser la parole à Borkine. Le seul tort d'Ivanov est d'être faible, de ne pas avoir le courage de mettre ce Borkine à la porte. Sa faute est d'être trop crédule. On l'a pillé, on l'a dépouillé de tout ce qu'il possédait, chacun s'engraisse de son travail et de ses entreprises généreuses.

LÉBÉDEV
Sachenka, comme tu t'emballes !

SACHA
Mais pourquoi dire des inepties ? C'est lassant à la fin. Ivanov, Ivanov, Ivanov, il n'y a pas d'autre thème ! (Elle se dirige vers la porte et revient sur ses pas.)
Vous m'étonnez.(Aux jeunes gens :)
Vraiment, vous m'étonnez par votre patience, messieurs ! Cela ne vous fatigue donc pas de rester comme ça ? L'air lui-même est figé d'ennui ! Dites donc quelque chose, amusez les jeunes filles, bougez ! Et si vous n'avez pas d'autre sujet qu'Ivanov, riez, chantez, dansez, au moins…

LÉBÉDEV
Passe-leur un bon savon, vas-y !

SACHA
Écoutez, faites-moi ce plaisir ! Si vous n'avez pas envie de danser, de rire, de chanter, si tout cela vous ennuie, eh bien, je vous en prie, je vous en supplie, au moins pour une fois, par extraordinaire, pour étonner, pour divertir, rassemblez toutes vos forces et tous ensemble inventez quelque chose de spirituel, de brillant, que ce soit insolent, vulgaire, peu importe, mais que ce soit amusant, neuf ! Ou bien, alors, faites quelque chose de plus modeste, insignifiant même, mais arrangez-vous pour que, de loin, cela puisse passer pour une action d'éclat. Vous cherchez à plaire, n'est-ce pas ? Alors, qu'attendez-vous ? Ah ! messieurs, vous n'y êtes pas, non, ce n'est pas ça, pas ça, pas ça ! À vous regarder, les mouches crèvent, les lampes se mettent à fumer, ce n'est pas ça… je vous l'ai dit mille fois et je vous le répète encore, ce n'est pas ça, pas ça, pas ça !…

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