ACTE IV - SCÈNE X
LÉBÉDEV et IVANOV
LÉBÉDEV
Je ne comprends rien…
IVANOV
Écoute, mon pauvre vieux… Je ne vais pas t'expliquer qui je suis : un honnête homme ou une canaille, sain d'esprit ou neurasthénique. Tu ne pourrais jamais comprendre. J'ai été jeune, enthousiaste, sincère, pas sot ; j'ai aimé, haï, cru comme personne, j'ai travaillé et espéré pour dix, j'ai combattu des moulins, j'ai donné de la tête contre les murs. Sans tenir compte de mes forces, sans réfléchir, sans expérience de la vie, je me suis chargé d'un fardeau trop pesant, qui m'a brisé les épaules, déchiré les nerfs ; j'étais impatient d'agir, de dépenser cette jeunesse dont j'étais ivre, je m'enthousiasmais, je travaillais comme un fou. Et, dis-moi, pouvait-on faire autrement ? Nous sommes si peu nombreux et il y a tant de travail ! Mon Dieu, que de travail il y a ! Et, tu vois, la vie que j'ai combattue se venge cruellement ! Je me suis surmené. À trente ans, déjà, je paie les pots cassés, je suis vieux, j'ai chaussé mes pantoufles. J'erre parmi les gens comme une ombre, la tête lourde, l'âme paresseuse, fatigué, brisé, sans foi, sans amour, sans but, sans savoir qui je suis, pourquoi je vis, qu'est-ce que je veux… Déjà, il me semble que l'amour est une fadaise, que les caresses sont insipides, que le travail est absurde, que les chants et les discours qui jadis me transportaient d'enthousiasme sont autant de rabâchages et de grossièretés. Partout j'introduis la tristesse, un ennui de plomb, l'insatisfaction, le dégoût de la vie… Je suis perdu sans retour ! Tu as devant toi un homme qui à trente-cinq ans est déjà fatigué, déçu, écrasé par ses lamentables exploits ; il se consume de honte, il va jusqu'à bafouer sa propre dé- chéance… Quelle humiliation ! Je crève de rage !… (Il chancelle.)
Tiens, voilà ce que j'ai fait de moi… Je ne tiens même plus sur mes jambes… la faiblesse… Où est Matveï, qu'il me ramène à la maison ?
DES VOIX (dans la salle)
Le garçon d'honneur du fiancé est arrivé !