ACTE III - SCÈNE VII



IVANOV et SACHA

IVANOV (effrayé)
Sachenka, toi ?

SACHA
Oui, moi. Bonjour. Tu ne m'attendais pas ? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir me voir ?

IVANOV
Sachenka, pour l'amour de Dieu, c'est imprudent ! Si ma femme te voyait, elle se mettrait dans un état…

SACHA
Elle ne me verra pas ; je suis passée par-derrière. Je pars tout de suite. J'étais inquiète. Es-tu en bonne santé ? Pourquoi n'es-tu pas venu depuis si longtemps ?

IVANOV
Déjà ma femme est ulcérée, elle est presque mourante, et toi, tu viens ici ? Sacha, Sacha, quelle inconsciente cruauté !

SACHA
Que pouvais-je faire ? Depuis deux semaines tu n'es pas venu, tu n'as pas répondu à mes lettres. J'en devenais folle, je m'imaginais que tu étais malade, que tu souffrais, que tu étais mort. Je pars tout de suite… Mais au moins, dis-moi : tu vas bien ?

IVANOV
Non, je me torture à mort, et les autres me torturent sans fin… Je suis à bout de forces ! Et toi, par-dessus le marché ! – Que c'est pénible, que c'est injuste ! Sacha, je suis coupable, abominablement coupable !

SACHA
Que tu aimes les grands mots. Tu es coupable ? Bon. Mais coupable de quoi ? Réponds !

IVANOV
Je ne sais pas, je ne sais pas…

SACHA
Ce n'est pas une réponse. Tout pécheur doit connaître son péché. Tu as fait de la fausse monnaie ?…

IVANOV
Ce n'est pas très drôle !…

SACHA
Tu es coupable parce que tu n'aimes plus ta femme ? Soit, mais on n'est pas maître de ses sentiments, tu ne voulais pas cesser de l'aimer. Tu es coupable parce qu'elle nous a surpris lorsque je t'ai déclaré mon amour ? Tu ne voulais pas qu'elle nous surprît…

IVANOV (l'interrompant)
Et cætera et cætera… J'ai aimé, j'ai cessé d'aimer, je ne suis pas maître de mes sentiments, tout ça ce sont des lieux communs, des phrases vides qui ne mènent à rien…

SACHA
C'est fatigant de parler avec toi. (Elle regarde un tableau.)
Comme ce chien est bien dessiné. C'est d'après nature ?

IVANOV
Oui. Et toute notre histoire d'amour est un lieu commun usé jusqu'à la corde ; il avait perdu courage, le sol se dérobait sous lui, mais elle apparut, courageuse, forte, et lui tendit la main du salut. C'est beau comme un roman. Mais la vie…

SACHA
La vie, c'est pareil.

IVANOV
Quelle idée te fais-tu de la vie ! Mes lamentations t'inspirent de la crainte, tu les écoutes avec recueillement. Tu vois en moi un nouvel Hamlet, alors que ma névrose ne de- vrait prêter qu'à rire ! Il faudrait se tenir les côtes devant mes simagrées, et toi tu cries : "Au secours !" Car, ce qu'il te faut à toi, c'est me sauver, accomplir un acte d'héroïsme ! Ah ! je suis furieux contre moi aujourd'hui ! Je sens que cette crise va mal finir… Ou bien, je casserai quelque chose, ou bien…

SACHA
C'est ça, c'est exactement ce qu'il faut. Casse quelque chose ou mets-toi à crier… Tu m'en veux, j'ai fait une bêtise en venant ici. Eh bien, indigne-toi, injurie-moi, tape du pied ! Allez, vas-y, mets-toi en colère ! (Pause.)
Eh bien ?

IVANOV
Tu es drôle.

SACHA
À la bonne heure ! Nous semblons sourire. Soyez aimable, ayez la bonté de sourire encore une fois.

IVANOV (riant)
J'ai remarqué : quand tu entreprends de me sauver et de me faire la leçon, ton visage devient extrêmement naïf et tes pupilles s'agrandissent comme si tu fixais une comète. Attends, tu as de la poussière sur l'épaule… (Il enlève la poussière.)
Un homme naïf est un imbécile. Mais vous autre femmes, vous vous ingéniez à être naïves de telle façon que cela semble gentil, sain, enthousiaste, et pas aussi bête qu'on le croirait. Seulement, pourquoi agissez-vous toutes de la même manière ? Tant que l'homme est en bonne santé, vous ne prêtez aucune attention à lui, mais dès qu'il se met à décliner et à geindre, vous lui sautez au cou. Est-ce donc moins plaisant d'être la femme d'un homme fort et courageux que de jouer les infirmières auprès d'un raté ?

SACHA
Moins plaisant.

IVANOV
Pourquoi ? (Il rit aux éclats.)
Si Darwin savait ça, qu'est-ce qu'il vous passerait ! Vous gâchez l'espèce humaine. Si on vous laissait faire, il ne naîtrait bientôt plus que des chiffes et des névropathes.

SACHA
Les hommes méconnaissent bien des choses. Une jeune fille préférera toujours un homme malheureux, parce que toute jeune fille est tentée par un amour actif… Tu comprends ? Actif ! Les hommes sont trop occupés, l'amour pour eux est une chose de troisième plan. Bavarder avec sa femme, se promener avec elle au jardin, verser quelques larmes sur sa tombe – c'est tout. Et pour nous, l'amour est la vie même. Je t'aime, cela signifie que je cherche à dissiper ta tristesse, que je veux te suivre au bout du monde… Tu escalades une montagne, je l'escalade avec toi, tu descends dans un ravin, je descends avec toi. Quel bonheur ce serait pour moi, par exemple, de copier toute la nuit tes papiers, ou de veiller pour qu'on ne te réveille pas, ou de marcher une centaine de verstes à tes côtés. Je me rappelle, une fois, il y a trois ans peut-être, pendant le battage, tu es arrivé chez nous tout couvert de poussière et tu as demandé à boire. Je t'ai apporté un verre d'eau, et toi, tu étais déjà étendu sur le divan, dormant à poings fermés. Tu as dormi chez nous douze heures d'affilée, et tout le temps je me tenais derrière la porte, montant la garde pour que personne ne puisse te déranger. Et je me sentais si bien ! Plus il exige d'effort et plus l'amour est beau, c'est-à-dire, tu comprends, mieux on le sent !

IVANOV
L'amour actif… hum… gâchis, philosophie de jeune fille… À moins que… tu aies peut-être raison… (Il hausse les épaules.)
Je n'en sais rien ! (Gaiement :)
Parole d'honneur, Sachenka, je suis un honnête homme !… Juge par toi-même : j'ai toujours aimé faire de la philosophie, mais de ma vie je n'ai dit : "nos femmes sont corrompues", ou : "cette femme à fait un faux pas". Je n'éprouvais que de la gratitude, rien d'autre ! Mon enfant, ma bonne petite fille, que tu es drôle ! et moi, quel ridicule imbécile je fais ! Je ne réussis qu'à troubler les gens, des journées entières je geins. (Il rit.)
Bou-ou ! Bou-ou ! (Il s'éloigne rapidement.)
Et maintenant, Sachenka, sauve-toi ! Nous nous sommes oubliés…

SACHA
Oui, il est temps de partir, adieu ! Je suis sûre que ton honnête docteur m'a déjà dénoncée à Anna Petrovna, par sens du devoir. Écoute-moi : retourne sans tarder auprès de ta femme, et restes-y, restes-y, restes-y… S'il faut y rester un an, fais-le ; dix ans, reste dix ans. Remplis ton devoir ; afflige-toi, demande-lui pardon, pleure, il le faut. Mais, surtout, n'oublie pas l'essentiel.

IVANOV
Je me sens de nouveau comme si je m'étais empoisonné avec des champignons. De nouveau !

SACHA
Eh bien, que Dieu te protège ! Ne pense pas à moi, pas du tout ! Mais dans deux semaines, écris-moi une ligne, je m'en contenterai. Et moi, je t'écrirai…
(Borkine passe la tête par la porte.)

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