ACTE II - SCÈNE VI
IVANOV et SACHA
SACHA (entrant avec Ivanov par la porte de droite)
Tout le monde est allé au jardin.
IVANOV
J'en suis là, Sachenka. Autrefois, je pouvais travailler, penser pendant des heures, mais jamais je ne me sentais fatigué ; maintenant, je ne fais rien, je ne pense à rien, et je suis exténué de corps et d'esprit. Jour et nuit ma conscience me fait mal, je me sens profondément coupable, mais je ne parviens pas à comprendre en quoi. Et par surcroît, la maladie de ma femme, le manque d'argent, des chamailleries continuelles, des ragots, des discussions oiseuses, cet imbécile de Borkine… Ma maison me fait horreur, c'est pire que le bagne. Sincèrement, Sachenka, je ne supporte même plus la compagnie de ma femme. Pourtant, je sais qu'elle m'aime… Nous sommes de vieux camarades, vous ne m'en voudrez pas de ma sincérité. Je suis venu chez vous pour me distraire, mais ici aussi je m'ennuie. J'ai déjà envie de rentrer. Pardonnez-moi, je vais filer dans un instant…
SACHA
Nicolaï Alexeïévitch, je vous comprends. Votre malheur est dans votre solitude. Il faut qu'il y ait auprès de vous quelqu'un que vous puissiez aimer, qui vous comprenne. Il n'y a que l'amour qui puisse vous guérir.
IVANOV
En voilà une histoire, Sachenka ! Il ne manquerait plus que le vieux cheval de retour que je suis s'attelle à un nouveau roman ! Dieu me préserve d'un tel malheur ! Non, petite fille intelligente, ce n'est pas d'un roman qu'il s'agit. Je le dis devant Dieu : je suis prêt à tout supporter, le cafard, l'angoisse, la ruine, la perte de ma femme, la vieillesse précoce, la solitude, mais je ne peux pas supporter, je ne peux pas surmonter cette parodie de moi-même. Je meurs de honte à la pensée que moi, un homme sain, fort, je suis devenu une sorte d'Hamlet, de Manfred, un homme de trop… Le diable lui-même ne s'y retrouve pas ! Il existe des hommes pitoyables qui sont flattés qu'on les appelle des Hamlet ou des "hommes de trop", mais pour moi, c'est un déshonneur ! Cela indigne mon orgueil, la honte m'oppresse, je souffre…
SACHA (plaisantant à travers ses larmes)
Nicolaï Alexeïévitch, fuyons en Amérique.
IVANOV
Je n'ai pas le courage d'avancer jusqu'à ce seuil, (et)
vous parlez d'Amérique… (Ils vont vers la porte menant au jardin.)
Je comprends, Sachenka, qu'il vous soit difficile de vivre dans ce milieu. Quand je regarde les gens qui vous entourent, je prends peur : qui épouserez-vous ici ? Le seul espoir, c'est qu'un lieutenant de passage vous enlève…