ACTE IV - SCÈNE VIII



SACHA et IVANOV

SACHA (sévère)
Que te faut-il ?

IVANOV
J'étouffe de colère, mais je peux me dominer. Écoute. Je m'habillais pour le mariage, et soudain j'ai jeté un coup d'œil sur la glace, et là… sur les tempes… des cheveux blancs. Sacha, il ne faut pas ! Mettons fin à cette absurde comédie avant qu'il soit trop tard… Tu es jeune, pure, tu as toute la vie devant toi, et moi…

SACHA
Tout cela n'est pas neuf. Je l'ai entendu mille fois (et)
j'en ai assez ! Va à l'église, ne fais pas attendre les gens !

IVANOV
Je vais rentrer chez moi ; et toi, annonce aux tiens que le mariage n'aura pas lieu. Il est temps de nous mettre à la raison. J'ai assez joué les Hamlet et toi les jeunes filles magnanimes. Suffit !

SACHA (rouge de colère)
Je ne veux même pas t'écouter !

IVANOV
Je l'ai dit et je le répète !

SACHA
Pourquoi es-tu venu ? Tes plaintes continuelles tournent à la dérision.

IVANOV
Non, je ne me plains plus ! De la dérision ? Peut-être. Et si l'on pouvait se tourner mille fois plus en dérision et faire rire à ses dépens le monde entier, je le ferais ! Je me suis regardé dans la glace et c'est comme si un boulet avait écla- té dans ma conscience. Je me suis pouffé au nez, et de honte, j'ai failli perdre la raison. (Il rit.)
Mélancolie, noble nostalgie, vague douleur ! Il ne me reste plus qu'à écrire des vers. Geindre, me lamenter, raser les gens, m'apercevoir que je n'ai plus la force de vivre, que je suis rouillé, fini, que j'ai cédé à la lâcheté et que, jusqu'aux oreilles, je me suis embourbé dans cette crapuleuse mélancolie, m'en rendre compte pendant que le soleil luit d'un éclat si vif, alors que même la fourmi traîne sa charge avec contentement – non, serviteur ! Voir que les uns me considèrent comme un charlatan, que les autres me plaignent, que les troisièmes me tendent une main secourable, que les quatrièmes – et c'est le pire – écoutent avec componction jusqu'à mes soupirs, voient en moi un nouveau Mahomet et attendent d'un instant à l'autre que je leur révèle une religion nouvelle… Non, Dieu merci, j'ai encore de la dignité, de la conscience ! En venant ici, je me moquais de moi, et il me semblait que les oiseaux, que les arbres se payaient ma tête…

SACHA
Tu n'es pas seulement cruel, tu es fou !

IVANOV
Tu crois ? Non, je ne suis pas fou. Maintenant, je vois les choses dans leur lumière véritable et ma pensée est aussi pure que ta conscience. Nous nous aimons, mais notre mariage n'aura pas lieu. Je peux divaguer autant qu'il me plaira mais je n'ai pas le droit de gâcher la vie des autres. J'ai empoisonné les derniers moments de ma femme, depuis nos fiançailles tu as désappris à rire, tu as vieilli de cinq ans ; ton père, pour qui tout dans la vie était clair, commence à ne plus comprendre les gens. Que j'aille à une réunion, en visite, à la chasse, n'importe où, j'apporte l'ennui, la tristesse, la mauvaise humeur. Attends, laisse-moi parler ! Je suis brutal, violent, mais pardonne-moi, je suis dans une telle rage… je ne puis parler autrement. Jamais je n'ai menti, jamais je n'ai calomnié la vie, mais devenu un éternel mécontent, malgré moi, sans m'en apercevoir, je la calomnie, je maudis mon sort, je me plains et quiconque m'entend est contaminé par mon dégoût de la vie. Il semble qu'en vivant je fasse une grâce à la nature. Bon sang, que le diable m'emporte !

SACHA
Voyons… tu estimes qu'il faut cesser de te lamenter et qu'il est temps de commencer une existence nouvelle !… Mais c'est très bien !…

IVANOV
Qu'est-ce qui est bien ? Quelle existence nouvelle ? Je suis perdu sans rémission ! Il faut que nous le comprenions tous les deux. Une existence nouvelle !

SACHA
Nicolaï, reprends tes esprits ! Perdu, toi ? Allons donc ! Non, je ne veux plus parler ni t'écouter… Va à l'église !

IVANOV
Perdu !

SACHA
Ne crie pas, les invités peuvent entendre…

IVANOV
Si un homme sain, pas bête, instruit, se met sans aucune raison apparente à se lamenter, s'il commence à descendre la pente, rien ne pourra l'arrêter dans sa chute, il n'y a pas de salut pour lui. Tu en vois un, toi ? Lequel ? Boire ? Le vin me donne mal à la tête. Écrire de mauvais vers ? J'en suis incapable, comme je suis incapable de sublimer ma paresse intellectuelle. La paresse est la paresse, la faiblesse est la faiblesse. Appelons les choses par leur nom. Je suis perdu, perdu, inutile d'ergoter. (Il regarde autour de lui.)
Il peut venir quelqu'un. Écoute, si tu m'aimes, il faut m'aider. À l'instant, tout de suite, renonce à moi ! Vite…

SACHA
Ah, Nicolaï, si tu savais comme je suis fatiguée, comme mon âme est à bout de forces, par ta faute ! Tu es un homme bon, intelligent, réfléchis : comment peut-on poser de tels problèmes ? Chaque jour un nouveau problème, l'un plus insoluble que l'autre… Je cherchais un amour actif, mais ça, c'est un martyre !

IVANOV
Et quand tu seras ma femme, les problèmes deviendront encore plus compliqués. Renonce donc ! Comprends : ce n'est pas l'amour qui parle en toi mais l'entêtement d'une nature généreuse. Tu avais fait le projet insensé de me sauver coûte que coûte, tu t'exaltais dans la pensée de cet exploit… Et maintenant tu es prête à reculer, mais un faux sentiment t'en empêche. Comprends-le !

SACHA
Ton raisonnement est absurde ! Comment pourrais-je renoncer à toi ? Tu n'as ni mère, ni sœur, ni amis… Tu es ruiné, ton domaine a été pillé, tout le monde te calomnie…

IVANOV
J'ai fait une bêtise en venant ici. Il fallait agir comme je le voulais…
(Entre Lébédev.)

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