ACTE PREMIER - SCÈNE XI



VENGEROVITCH, PLATONOV

VENGEROVITCH
Vous cherchez quelqu'un ?

PLATONOV
Je cherche plutôt à m'éviter moi-même.
(Silence.)

VENGEROVITCH
C'est agréable, n'est-ce pas ? Boire du champagne et se promener ensuite à travers les arbres sous le clair de lune.

PLATONOV
Quand je suis soûl, du haut de ma Tour de Babel, j'aime à m'élancer vers le ciel ! Asseyons-nous.

VENGEROVITCH
Merci. (Ils s'asseyent sur les marches.)
J'ai pris l'habitude de remercier pour tout. Où est votre femme ?

PLATONOV
Elle est rentrée.
(Pause.)

VENGEROVITCH (après avoir soupiré très profondément)
Quelle nuit magnifique ! Les sons lointains de la musique et des rires, le chant des grillons, le murmure de l'eau. Ah ! jardin d'Éden, auquel il manque un élément !

PLATONOV
Ah, oui ? - Lequel ?

VENGEROVITCH
L'adorable présence d'une femme que l'on désire. Il manque à la brise du soir le son de sa voix. Les murmures de la terre réclament les protestations de son amour. Ô femmes… (À Platonov :)
Vous semblez surpris ! Vous vous dites que je ne parlerais pas de la sorte si j'étais sobre ? Interdisez-vous à un juif d'avoir du sentiment ?

PLATONOV
Nullement !

VENGEROVITCH
Peut-être pensez-vous que de tels propos sonnent étrangement chez un homme de ma condition ? Oui, regardez-moi ! Je n'ai pas un visage de poète ? N'est-ce pas ?

PLATONOV
Franchement, non !

VENGEROVITCH
Hm, eh bien, j'en suis heureux. Aucun juif n'a jamais été beau. Pourquoi serais-je différent ? Mon ami, notre vieille mère, la Nature, nous a joué un bon tour. Nous sommes une race d'artistes bien que notre aspect physique le démente. Or on juge toujours un homme sur son apparence. C'est pourquoi l'on prétend qu'aucun juif n'a jamais été un vrai poète.

PLATONOV
Qui dit cela ?

VENGEROVITCH
Oh ! tout le monde. C'est connu.

PLATONOV
Assez de niaiseries : qui le dit ?

VENGEROVITCH
Tout le monde. Et ce ne sont que mensonges. Regardez Salomon et David, par exemple. Voyez Heine. Voyez Gœthe.

PLATONOV
Pardon, Gœthe était Allemand.

VENGEROVITCH
Oui, bien sûr ! Un juif allemand.

PLATONOV
Non, non. Un pur Allemand.

VENGEROVITCH
Il était juif par sa mère.

PLATONOV
Je vous l'abandonne. Pourquoi discuter ?

VENGEROVITCH
Bien sûr. (Pause)
De toute façon cela n'a aucune espèce d'importance. Qui donc se soucie des poètes ? Ce sont tous des parasites et des égoïstes. Est-ce que Gœthe a seulement jamais donné une malheureuse miche de pain à un ouvrier allemand ?

PLATONOV (il se lève et va pour partir, puis se retourne)
En tout cas, il n'en a jamais retiré une miette à qui que ce soit ! Qui peut en dire autant ? Vous ?

VENGEROVITCH
Alors, là, vous dites des stupidités.

PLATONOV
Certainement pas et j'ajoute ceci : un seul poète vaut plus qu'un millier de misérables commerçants. Plus que cent mille ! Et maintenant, assez !
VENGEROVITCH (ne pas prendre trop de temps)
. :
Comment pouvez-vous vous mettre en colère par une nuit pareille ? - Asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes désarmant, Platonov. Vous auriez dû vivre à une autre époque. Oui, vous êtes né en dehors de notre siècle. Et, ne vous en froissez pas, nous sommes tous très sauvages ici. À demi civilisés. Même la veuve, Anna Petrovna. Et pourtant, quelle adorable créature ! Trop intelligente. Mais quelle poitrine ! Quelle nuque ! - Et pourquoi, dites-le-moi, suis-je réellement si inférieur à vous ? Et si, une fois dans la vie, cette chance (il fait allusion à Anna Petrovna)
m'arrivait ! Imaginez-la ici près des arbres, me faisant signe de ses longs doigts transparents. Ah ! Inutile de me regarder comme cela. Je sais bien que je suis stupide.

PLATONOV
Mais…
(Il commence à regarder la chaîne de montre que porte Vengerovitch.)

VENGEROVITCH
D'ailleurs, tout bonheur personnel n'est qu'égoïsme.

PLATONOV (sarcastique)
Bien sûr ! Et la misère, le sommet de la vertu ! (Il poursuit :)
Comme votre chaîne de montre brille au clair de lune !

VENGEROVITCH
Ha ? Vous aimez ces "choses" ? (Il rit.)
Ces colifichets en toc attirent donc les philosophes ? Vous me parlez de l'éthique poétique et voilà que vous êtes prêt à vous faire voleur pour un peu d'or ()
 :
Prenez-la !
(Avec mépris, il jette sa chaîne de montre par terre.)

PLATONOV
Elle est lourde.

VENGEROVITCH
Et pas de son seul poids : l'or pèse comme des fers sur les cœurs de ceux qui en possèdent.

PLATONOV (le coupant)
Il est facile de s'en défaire.

VENGEROVITCH
… Combien de pauvres hères, combien d'affamés, combien d'ivrognes sont là, sous la lune ? Quand donc ces millions de semeurs qui s'acharnent au travail et qui ne récoltent jamais, cesseront-ils d'avoir faim ? - Quand ? - Je vous le demande, Platonov. Pourquoi ne répondez-vous pas ?

PLATONOV
Fichez-moi la paix ! L'incessante sonnerie d'une cloche m'est insupportable. Je vais me coucher.

VENGEROVITCH
Ainsi, pour vous, je ne suis que cela. Hm ! Vous aussi ! Mais accordée sur un ton différent.

PLATONOV
Oui, certes. Mais vous, n'importe quoi vous fait résonner. Bonsoir !
(Une horloge sonne le trois quarts dans le lointain.)

VENGEROVITCH (il regarde sa montre)
Hm ! Près de deux heures ! Si j'étais sage je rentrerais directement à la maison ! Le champagne, les soirées tardives, l'insomnie, tout cela constitue une existence anormale… et détruit l'organisme. (Il se lève.)
D'ailleurs je commence déjà à avoir mal à la poitrine. Bonne nuit. (Il s'éloigne.)
Je ne vous tendrai pas la main. Vous ne le méritez pas.

PLATONOV
Parfait.
(Vengerovitch revient.)

PLATONOV
Eh bien, quoi ?

VENGEROVITCH
J'ai laissé ma chaîne de montre ici.
(Silence. Vengerovitch la cherche.)

PLATONOV
Abram Vengerovitch, faites-moi une faveur.

VENGEROVITCH
Laquelle ?

PLATONOV
Donnez-moi cette chaîne. Pas pour moi ! Pour quelqu'un que je connais. Quelqu'un qui travaille mais ne récolte jamais.

VENGEROVITCH (il trouve la chaîne)
Je regrette. Il ne m'appartient pas de jouer avec les souvenirs de famille.

PLATONOV (criant)
Allez-vous-en !

VENGEROVITCH
Ne me parlez pas sur ce ton-là !
(Il repart dans le jardin.)

PLATONOV (criant)
Allez-vous-en !
ACTE PREMIER ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE PREMIER - SCÈNE X ACTE PREMIER - SCÈNE XI ACTE PREMIER - SCÈNE XII ACTE PREMIER - SCÈNE XIII ACTE PREMIER - SCÈNE XIV ACTE PREMIER - SCÈNE XV ACTE PREMIER - SCÈNE XVI ACTE PREMIER - SCÈNE XVII ACTE PREMIER - SCÈNE XVIII ACTE PREMIER - SCÈNE XIX ACTE PREMIER - SCÈNE XX ACTE PREMIER - SCÈNE XXI ACTE PREMIER - SCÈNE XXII ACTE PREMIER - SCÈNE XXIII ACTE PREMIER - SCÈNE XXIV ACTE II ACTE II - SCÈNE PREMIÈRE ACTE II - SCÈNE II ACTE II - SCÈNE III ACTE II - SCÈNE IV ACTE II - SCÈNE V ACTE II - SCÈNE VI ACTE II - SCÈNE VII ACTE II - SCÈNE VIII ACTE II - SCÈNE IX ACTE II - SCÈNE X ACTE II - SCÈNE XI ACTE II - SCÈNE XII ACTE II - SCÈNE XIII ACTE II - SCÈNE XIV ACTE II - SCÈNE XV ACTE II - SCÈNE XVI ACTE II - SCÈNE XVII ACTE II - SCÈNE XVIII ACTE II - SCÈNE XIX ACTE II - SCÈNE XX ACTE II - SCÈNE XXI ACTE III ACTE III - SCÈNE PREMIÈRE ACTE III - SCÈNE II ACTE III - SCÈNE III ACTE III - SCÈNE IV ACTE III - SCÈNE V ACTE III - SCÈNE VI ACTE III - SCÈNE VII ACTE III - SCÈNE VIII ACTE III - SCÈNE IX ACTE III - SCÈNE X ACTE III - SCÈNE XI ACTE III - SCÈNE XII ACTE IV ACTE IV - SCÈNE PREMIÈRE ACTE IV - SCÈNE II ACTE IV - SCÈNE III ACTE IV - SCÈNE IV ACTE IV - SCÈNE V ACTE IV - SCÈNE VI ACTE IV - SCÈNE VII ACTE IV - SCÈNE VIII ACTE IV - SCÈNE IX ACTE IV - SCÈNE X ACTE IV - SCÈNE XI ACTE IV - SCÈNE XII ACTE IV - SCÈNE XIII ACTE IV - SCÈNE XIV ACTE IV - SCÈNE XV ACTE IV - SCÈNE XVI ACTE IV - SCÈNE XVII ACTE IV - SCÈNE XVIII ACTE IV - SCÈNE XIX

Autres textes de Anton Tchekhov

Une demande en mariage

"Une demande en mariage" est une farce en un acte écrite par Anton Tchekhov et publiée en 1889. Cette courte pièce comique se concentre sur la tentative désastreuse de mariage...

Le Jubilé

La scène se passe au siège de la banque. Le cabinet du président. A gauche, une porte menant au bureau. Deux tables de travail. Installation prétentieuse : fauteuils garnis de velours,...

Tatiana Repina

"Tatiana Repina" est une œuvre peu commune dans la bibliographie de Anton Tchekhov. Il s'agit d'un drame en un acte écrit en 1889, qui n'est pas aussi largement reconnu ou...

Sur la grand-route

"Sur la grand-route" est une pièce de théâtre en un acte écrite par Anton Tchekhov, premièrement publiée en 1884. Cette œuvre, qui compte parmi les premières pièces de l'auteur, explore...

Oncle Vania

"Oncle Vania" est une pièce de théâtre écrite par Anton Tchekhov, qui a été publiée en 1897 et dont la première représentation eut lieu en 1899. La pièce se déroule...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024