ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE
NICOLAS TRILETZKI, BOUGROV, LE VIEUX GLAGOLAIEV
(Bougrov et le vieux Glagolaiev viennent par l'escalier, suivis de près par Triletzki qui est légèrement gris.)
TRILETZKI (qui a réussi à attraper Bougrov par le bras)
Allons, allons, Pavel Petrovitch, exécutez-vous.
BOUGROV
Ne m'humiliez pas, docteur, en me forçant à vous répéter que cela m'est impossible.
TRILETZKI (se raccrochant à Glagolaiev)
Et vous, mon cher ami ? me refuserez-vous ce service ? Je vous le jure devant Dieu, je ne vous demande presque rien. J'en prends Bougrov à témoin.
BOUGROV (levant les bras au ciel)
Je ne suis témoin de rien. On m'appelle dans le jardin.
(Il s'éloigne.)
TRILETZKI (passant son bras sous celui de Glagolaiev)
Allons, un bon mouvement. Vous avez des monceaux d'or. Vous pourriez acheter la moitié du monde si vous le vouliez. Vous allez me dire que vous réprouvez les emprunts ? Que je vous rassure, il ne s'agit pas d'un prêt car je n'ai aucune intention de vous rembourser. Je le jure.
GLAGOLAIEV
C'est sur cet argument que vous comptez pour me décider ?
TRILETZKI
Ah ! vous manquez de générosité, homme de bien ! (Comme Glagolaiev veut s'éloigner :)
Allons, Glagolaiev, dois-je me mettre à genoux devant vous ? Vous avez sûrement un cœur quelque part.
GLAGOLAIEV (soupirant profondément)
Docteur Triletzki, vous ne me soulagez jamais de mes maux, mais quelle science par contre pour m'extorquer de l'argent !
TRILETZKI
C'est ma foi vrai.
(Il soupire lui aussi.)
GLAGOLAIEV (tirant son portefeuille)
Vous me désarmez. Allons, combien vous faut-il ?
(Il sort son portefeuille.)
TRILETZKI (dévorant des yeux la liasse de billets)
Mon Dieu ! Et on voudrait nous faire croire que la Russie manque d'argent ! Où avez-vous pris tout cela ?
GLAGOLAIEV
Tenez. (Il lui donne de l'argent.)
Voilà cinquante roubles. Et n'oubliez pas que c'est la dernière fois.
TRILETZKI
Mais vous avez bien plus ! Regardez. Cela ne demande qu'à être dépensé. Donnez-le moi.
GLAGOLAIEV
Prenez-le. Prenez tout, sinon, vous partirez avec ma chemise. Quel voleur vous faites, Triletzki.
TRILETZKI (comptant toujours)
Soixante-dix… soixante-quinze… tout en billets d'un rouble. À croire que vous les avez ramassés à la quête ! Vous êtes sûr qu'ils ne sont pas faux ?
GLAGOLAIEV
Si oui, rendez-les-moi.
TRILETZKI (faisant hâtivement disparaître la liasse)
Je le ferais si cela pouvait vous être utile. Dites-moi, Porfiry Séméonovitch, pourquoi menez-vous une vie aussi anormale ? Vous buvez, vous discourez, vous transpirez, vous passez vos nuits debout, alors que nécessairement vous devriez vous coucher tôt. Vous êtes sanguin, apoplectique même. Regardez vos veines saillantes. Et vous êtes là ce soir ! Franchement, voulez-vous vous suicider ?
GLAGOLAIEV
Mais, docteur…
TRILETZKI
Il n'y a pas de "mais". Je ne veux pas vous alarmer. Vous pouvez, bien sûr, vivre encore quelques années. Avec des soins. Dites-moi : vous avez vraiment beaucoup d'argent ?
GLAGOLAIEV
Suffisamment.
TRILETZKI
Alors vous êtes doublement impardonnable. Des soirées comme celle-ci, voilà votre mort.
GLAGOLAIEV
Je refuse de…
TRILETZKI
À présent, parlons entre amis. Plus en médecin ! Ne croyez pas que je sois aveugle. Je sais ce qui vous retient ici. La jolie veuve, n'est-ce pas ? Mais vous feriez cependant mieux d'aller vous coucher.
GLAGOLAIEV
Vous êtes une canaille, Triletzki. Vous m'amusez parfois, mais vous n'en êtes pas moins une canaille.
(Il a une quinte de toux.)
TRILETZKI
Là. Vous voyez. Vous voyez. Pitié pour vous. Je vous en supplie amicalement. Allez faire un petit somme dans le Pavillon d'Été. Vous vous sentirez beaucoup mieux après.
GLAGOLAIEV (s'éloignant)
Oui, vous avez raison. Mais vous êtes tout de même une canaille.
(Il sort.)