ACTE IV - SCÈNE IV
ANNA PETROVNA, VOINITZEV
ANNA PETROVNA
Tu sais la nouvelle, Serguey ?
VOINITZEV
Platonov a disparu. Je sais.
ANNA PETROVNA
Je parlais de l'affaire de notre propriété.
VOINITZEV
Quelle affaire ?
ANNA PETROVNA
C'est fini… complètement… Pouf ! Comme cela ! Un joli tour de passe-passe. Dieu nous l'a donnée, Dieu nous la reprend. Glagolaiev ! Qui aurait pu s'en douter ?
VOINITZEV
Je ne comprends pas. Excuse-moi, mais je ne suis plus tout à fait moi-même.
ANNA PETROVNA
Porfiry Glagolaiev avait promis de payer pour nous les hypothèques.
VOINITZEV
Comme il l'a toujours fait.
ANNA PETROVNA
Eh bien, il ne le fera pas cette fois-ci. Il a disparu. Ses domestiques disent qu'il est parti pour Paris. L'imbécile a dû se vexer… Si seulement il avait payé les intérêts, nous aurions pu nous arranger avec les créanciers au moins pendant un an. En ce monde il faut se méfier de ses ennemis et tout autant de ses amis.
VOINITZEV
Oui, il faut se méfier de ses amis.
ANNA PETROVNA (concluant)
Bon, cher seigneur féodal, que vas-tu faire maintenant ? Où vas-tu aller ?
VOINITZEV
Cela m'est égal.
ANNA PETROVNA
Certainement pas autant que tu le crois. Assieds-toi, mon enfant… Tout d'abord, garde ton sang-froid.
VOINITZEV
Ne fais pas attention à moi, maman. Tes propres nerfs sont à l'épreuve. Il doit bien y avoir un moyen d'en sortir.
ANNA PETROVNA
Les femmes ne comptent pas. Leur rôle est secondaire. Du sang-froid, d'abord. Ce que tu as devant toi, cela seul compte ! Et tu as toute la vie. Une vie d'honnêteté et de travail. Pourquoi t'attrister ? Tu pourrais prendre un poste au collège. Tu es un garçon intelligent. Tu es fort en philologie. Tu as des convictions solides, tu as du bon sens et une bonne épouse.
VOINITZEV
Maman…
ANNA PETROVNA
Tu n'as pas à te plaindre ! Tu iras loin.
VOINITZEV
Mais…
ANNA PETROVNA
Si seulement tu ne te chamaillais pas avec ta femme ! Voyons, pourquoi n'es-tu pas franc avec moi ? Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? Que se passe-t-il entre vous ?
VOINITZEV
Ce n'est qu'hier que j'ai appris la vérité. (Un temps.)
J'ai l'honneur de te présenter un mari avec des cornes.
ANNA PETROVNA
Serguey ! Quelle stupide plaisanterie ! Sens-tu la gravité de cette accusation ?
VOINITZEV
Je la sens, mère. Et pas "au figuré" !
ANNA PETROVNA
Tu calomnies ta femme.
VOINITZEV
Je te le jure devant Dieu !
ANNA PETROVNA (vivement)
Ici ? à Voinitzevka ?
VOINITZEV
Dans ce maudit Voinitzevka.
ANNA PETROVNA
Qui diable dans ce hameau aurait eu cette idée bizarre !
VOINITZEV (aussitôt)
Platonov !
ANNA PETROVNA (répétant machinalement)
"Platonov" ?
VOINITZEV
Platonov !
ANNA PETROVNA (bondissant)
Il est permis de dire des bêtises, mais à ce point-là, non ! Tu devrais savoir t'arrêter.
VOINITZEV
Je ne voulais pas le croire moi non plus, mais elle me quitte aujourd'hui et il l'accompagne.
ANNA PETROVNA
Allons, Serguey, tu as tout inventé. Comme un enfant.
VOINITZEV
Crois-moi. Elle part aujourd'hui. Durant ces deux derniers jours elle n'a pas cessé d'affirmer qu'elle était sa maîtresse.
ANNA PETROVNA
Maintenant, je me souviens. Je me souviens. Je comprends tout maintenant. Tais-toi, que je me souvienne de tout, tais-toi…
(Entre Vengerovitch.)