ACTE III - SCÈNE VI



ANNA PETROVNA, PLATONOV
(Anna Petrovna arrive et frappe à la porte d'entrée.)

ANNA PETROVNA
Y a-t-il quelqu'un ici ?

PLATONOV (regardant par la fenêtre)
Anna Petrovna !

ANNA PETROVNA (appelant)
Inutile de vous cacher. Si vous ne vous montrez pas, je casse le carreau et j'entre.

PLATONOV
Comment puis-je l'empêcher… (Il tente de se coiffer devant un petit miroir.)
J'aurais, au moins, dû me coiffer.

ANNA PETROVNA
Très bien. J'entre. (Elle entre.)
Bonsoir, Michel.

PLATONOV
Au diable ce placard. Il ne ferme pas.

ANNA PETROVNA
Êtes-vous sourd ? J'ai dit bonsoir, Michel.

PLATONOV
Ah ! c'est vous, Anna Petrovna ? Je ne vous voyais pas. Décidément cette porte ne restera pas fermée.
(Il laisse tomber la clef et se penche pour la ramasser.)

ANNA PETROVNA
Venez ici et laissez cette porte tranquille. Alors ?

PLATONOV
Comment allez-vous ?

ANNA PETROVNA
Pourquoi ne me regardez-vous pas ?

PLATONOV
Parce que j'ai honte.

ANNA PETROVNA
Et pourquoi ?

PLATONOV
À cause de tout.

ANNA PETROVNA
Ah ! je vois. Vous avez séduit quelqu'un.

PLATONOV
Peut-être.

ANNA PETROVNA
C'est donc vrai ! Laquelle ?

PLATONOV
Je ne dirai rien.

ANNA PETROVNA
Fort bien. Asseyez-vous ! (Ils s'asseyent sur le divan.)
Et maintenant, dites-moi, pourquoi ce mystère ? Allons, je connais vos petits péchés depuis des années.

PLATONOV
Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à subir une enquête.

ANNA PETROVNA
Bon. (Silence.)
Avez-vous reçu ma lettre ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Et pourquoi n'êtes-vous pas venu cette nuit-là ?

PLATONOV
Cela m'a été impossible.

ANNA PETROVNA
Pourquoi ?

PLATONOV
Je ne pouvais pas, simplement. Au nom du Ciel, ne me posez plus de questions.
(Il se lève.)

ANNA PETROVNA
Répondez, Mikhaïl Vassilievitch ! Asseyez-vous ! (Il s'assied.)
Pourquoi n'êtes-vous pas venu chez moi depuis quinze jours ?

PLATONOV
J'ai été malade.

ANNA PETROVNA
Vous mentez.

PLATONOV
Bon, je mens.

ANNA PETROVNA
Vous mentez. Vous puez le vin. Vous êtes écœurant et la pièce est une porcherie ! Vous buvez ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Alors, c'est la même histoire que l'année dernière ! Je vous défends de boire.

PLATONOV
Entendu.

ANNA PETROVNA
Oh ! à quoi bon ! Où cachez-vous ce vin ? (Platonov désigne le placard.)
Vous n'avez pas honte, Mischa ? Où est votre fameuse force de caractère ? (Ouvrant le placard :)
Et regardez-moi cette saleté ! Vous souhaitez que votre femme revienne, naturellement.

PLATONOV
Je ne veux qu'une chose : que l'on ne me pose plus de questions. Et ne me regardez pas dans les yeux. Cela surtout.

ANNA PETROVNA
Laquelle est votre bouteille de vin ?

PLATONOV
Toutes.

ANNA PETROVNA
De quoi enivrer la Grande Armée. Il est temps que votre femme revienne. Je vous la renverrai ce soir. Ne me croyez pas jalouse. J'admets parfaitement de vous partager. (Reniflant une bouteille débouchée :)
Il est bon. Nous allons boire un verre avant de jeter le reste. (Platonov va chercher deux verres sur la table.)
Vous êtes un pauvre individu, mais vous avez bon goût : ce vin me semble parfait. Droit ! (Elle boit.)
Encore un, et puis je jetterai le reste.

PLATONOV
Comme vous voudrez.

ANNA PETROVNA (versant)
Alors vite : "Au bonheur ! "

PLATONOV
"Au bonheur ! " Dieu veuille vous l'accorder.
(Silence. Ils boivent.)

ANNA PETROVNA
J'espère vous avoir un peu manqué. Asseyons-nous. (Ils s'asseyent.)
Vous ai-je manqué ?

PLATONOV
À chaque instant.

ANNA PETROVNA
Alors pourquoi vous obstinez vous à me fuir ?

PLATONOV
Je vous en prie, cessez de me questionner. Ce n'est pas parce que j'ai honte que je ne répondrai pas, c'est uniquement parce que je cours à ma ruine ! À la ruine complète ! Ma conscience me gêne. Une agonie.

ANNA PETROVNA
Jouez-vous le rôle d'un héros de roman ? - Spleen ? Ennui ? Conflits de passions ? Amours verbeux ? - Bon sang, vivez ! Vous prenez-vous pour un archange qui ne saurait vivre au milieu des mortels ?

PLATONOV
Raillez si vous voulez ! Mais dites-moi ce que vous voulez que je fasse.

ANNA PETROVNA
Être un homme ! Avant tout ! C'est-à-dire : ne pas se cacher pour boire. Se laver de temps en temps ! Et me rendre visite ! Ensuite : être satisfait de son sort. (Elle se lève.)
Allons, venez chez moi.

PLATONOV (il se lève, puis)
Non ! Non !

ANNA PETROVNA
Allons, debout ! Vous parlerez, vous bavarderez, vous mangerez.

PLATONOV
Non ! Non !

ANNA PETROVNA
Votre chapeau ! Et venez ! Une deux, une deux, en avant, Platonov ! - Mischa, mon chéri.

PLATONOV (s'arrachant de son étreinte)
Je ne viendrai pas, Anna Petrovna.

ANNA PETROVNA
Eh bien, partez en vacances. Moscou ou Saint-Pétersbourg. Vous verrez d'autres visages, vous irez au théâtre. Je vous prêterai de l'argent et vous aurez des lettres d'introduction. Je viendrais bien, si vous voulez… Ce serait tellement amusant. Vous reviendriez ici rénové, neuf et brillant. Voilà.

PLATONOV
C'est la dernière fois que nous nous voyons, je vous assure. Oubliez le fou, l'entêté, le pitoyable, l'insolent Platonov. La Terre va l'avaler. Nous nous retrouverons peut-être. Alors nous rirons de tout cela. Mais aujourd'hui "que tout cela aille au diable" !

ANNA PETROVNA (versant à boire)
Allons, encore un verre !

PLATONOV (il boit)
Je me souviendrai de vous, ma fée. Riez, vous qui êtes clairvoyante. Demain, je fuirai. Je me fuirai. Un autre homme ! Une autre vie.

ANNA PETROVNA
Allons, dites-moi donc ce qui vous est arrivé.

PLATONOV
Quand vous l'apprendrez, ne me maudissez pas. Vous dire adieu est une peine suffisante. Vous souriez ? Non, croyez-moi : je dis la vérité.

ANNA PETROVNA (après un silence)
Vous ne voulez pas d'argent ?

PLATONOV
Non. Je ne sais pas. - Votre portrait, peut-être. - Quittez-moi, Anna Petrovna ! Ou Dieu sait ce qui va se passer ! Je vais me mettre à pleurer ! Pourquoi me regardez-vous comme cela ?

ANNA PETROVNA
Eh bien, adieu ! (Elle lui donne sa main à baiser.)
Nous nous reverrons, peut-être.

PLATONOV
Jamais ! (Il lui baise la main.)
Il ne faut pas ! Partez maintenant !
(Il couvre sa figure avec la main d'Anna Petrovna.)

ANNA PETROVNA
Allons, laissez ma main ! Un dernier verre avant de partir. (Elle verse le vin.)
Heureux voyage ! Et toutes les joies ! (Ils boivent.)
Quel crime avez-vous bien pu commettre ? Dans un aussi petit village, il est peu vraisemblable que vous ayez pu aller très loin dans la vilenie. Un autre verre… "Au chagrin ! " …

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA (versant)
Buvez, mon âme. (Ils boivent.)
Ah ! Que le diable t'emporte ! Je n'aime pas les demi-mesures ! (Versant encore du vin :)
Quand on boit, on meurt, dit-on. Mais si l'on ne boit pas, on meurt aussi. Alors il est sûrement plus agréable de boire et de mourir. (Elle boit.)
Je vais te confier quelque chose, Platonov. Je bois depuis longtemps et personne ne le sait. C'est vrai ! J'ai commencé du vivant du général. Et je continue. Est-ce que j'en ouvre une autre ? Non. Nous perdrions l'usage de la parole. Tu sais, il n'y a rien de pire au monde qu'une femme libre. Et pourquoi ? Parce qu'elle n'a rien à faire. Quelle est mon utilité ? Pour qui ai-je vécu ? Et attends, j'ai autre chose à te dire… Je suis une femme immorale, Platonov ! (Elle éclate de rire.)
Et c'est probablement pour cela que je t'aime. (Elle se frotte le front.)
Oui, il faut que je meure. Tous les gens comme moi doivent disparaître. Si seulement j'étais professeur. Ou directeur. Ou quelque chose d'autre ! Diplomate ! Intervenir dans les affaires du monde ! (Elle boit.)
C'est terrible d'être une femme libre. Les chevaux, le bétail, les chiens ont un rôle sur cette terre. Moi, je n'en ai pas. Je suis superflue. - Qu'est-ce que vous dites ?

PLATONOV
Nous n'avons rien à nous envier.

ANNA PETROVNA
Si seulement j'avais des enfants ! - Aimez-vous les enfants ? Cela occupe. (Se levant :)
Restez à Voinitzevka, mon cœur. Si tu pars, que vais-je devenir ? J'aimerais tant me reposer. Il faut que je me repose. J'ai besoin de repos, Mischa. Je voudrais être encore une femme. Une mère. Parle. Mais parle. Tu vas rester, n'est-ce pas ? Parce que tu m'aimes. C'est vrai que tu m'aimes ?

PLATONOV
Qui pourrait ne pas vous aimer ?

ANNA PETROVNA
Alors pourquoi n'es-tu pas venu l'autre nuit ? Michel, dis-moi que tu restes.

PLATONOV
Pour l'amour du Ciel, partez. Ou je vais tout vous dire. Et si j'avoue, il faudra que je me tue. D'ailleurs, quand vous aurez découvert la vérité, vous ne voudrez plus me voir. (Il l'attrape et il l'embrasse.)
Allez, pour la dernière fois, allez et soyez heureuse.

ANNA PETROVNA
Très bien. Voilà ma main. Je vous souhaite les plus grands bonheurs. (Platonov prend sa main.)
Adieu !
(Elle sort.)
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