ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE



(LA SCÈNE SE PASSE À BARCELONE.)
(Le théâtre représente une place publique. À gauche du spectateur, des maisons parmi lesquelles est celle de Lothundiaz qui fait encoignure de rue. À droite, se trouve le palais où loge madame Brancadori, dont le balcon fait face au spectateur et tourne. On entre par l'angle du palais à droite et par l'angle de la maison de Lothundiaz.)
(Au lever du rideau il fait encore nuit ; mais le jour va poindre.)
(MONIPODIO, enveloppé dans un manteau, assis sous le balcon du palais Brancadori.)
(QUINOLA se glisse avec des précautions de voleur, et frôle Monipodio.)

MONIPODIO
Qui marche ainsi dans mes souliers?

QUINOLA (déguenillé comme à son entrée au prologue.)
Un gentilhomme qui n'en a plus.

MONIPODIO
On dirait la voix de Lavradi.

QUINOLA
Monipodio !… je te croyais… pendu.

MONIPODIO
Je te croyais roué de coups en Afrique.

QUINOLA
Hélas ! on en reçoit partout.

MONIPODIO
Tu as l'audace de te promener ici ?

QUINOLA
Tu y restes bien. Moi. j'ai dans ma résille mes lettres de grâce. En attendant un marquisat et une famille, je me nomme Quinola.

MONIPODIO
À qui donc as-tu volé ta grâce ?

QUINOLA
Au roi.

MONIPODIO
Tu as vu le roi (Il le flaire.)
et tu sens la misère…

QUINOLA
Comme un grenier de poète. Et que fais-lu ?

MONIPODIO
Rien.

QUINOLA
C'est bientôt fait ; si ça te donne des rentes, je me sens du goût pour ta profession.

MONIPODIO
J'étais bien incompris, mon ami ! Traqué par nos ennemis politiques…

QUINOLA
Les corrégidors, alcades et alguazils.

MONIPODIO
Il a fallu prendre un parti.

QUINOLA
Je te devine : de gibier, tu t'es fait chasseur !

MONIPODIO
Fi donc! je suis toujours moi-même. Seulement, je m'entends avec le vice-roi. Quand un de mes hommes a comblé la mesure, je lui dis : Va-t'en ! et s'il ne s'en va pas, ah ! dame ! la justice. Tu comprends… Ce n'est pas trahir ?

QUINOLA
C'est prévoir…

MONIPODIO
Oh ! tu reviens de la cour. Et que veux-tu prendre ici ?

QUINOLA
Écoute ? (À part.)
Voilà mon homme, un œil dans Barcelone. (Haut.)
D'après ce que tu viens de me dire, nous sommes amis comme…

MONIPODIO
Celui qui a mon secret doit être mon ami…

QUINOLA
Qu'attends-tu là comme un jaloux ? Viens mettre une outre à sec et notre langue au frais dans un cabaret : voici le jour.

MONIPODIO
Ne vois-tu pas ce palais éclairé par une fête ? Don Frégose, mon vice-roi, soupe et joue chez madame Faustina Brancadori.

QUINOLA
En vénitien, Brancador. Le beau nom ! Elle doit être veuve d'un patricien.

MONIPODIO
Vingt-deux ans, fine comme le musc, gouvernant le gouverneur, et (ceci entre nous)
l'ayant déjà diminué de tout ce qu'il a ramassé sous Charles-Quint dans les guerres d'Italie. Ce qui vient de la flûte…

QUINOLA
A pris l'air. L'âge de notre vice-roi ?

MONIPODIO
Il accepte soixante ans.

QUINOLA
Et l'on parle du premier amour ! Je ne connais rien de terrible comme le dernier, il est strangulatoire. Suis-je heureux de m'être élevé jusqu'à l'indifférence ? Je pourrais être un homme d'État…

MONIPODIO
Ce vieux général est encore assez jeune pour m'employer à surveiller la Brancador ; elle, me paye pour être libre ; et… comprends-tu comment je mène joyeuse vie en ne faisant pas de mal ?

QUINOLA
Et tu tâches de tout savoir, curieux, pour mettre le poing sous la gorge à l'occasion. (Monipodio fait un signe affirmatif.)
Lothundiaz existe-t-il toujours ?

MONIPODIO
Voilà sa maison, et ce palais est à lui : toujours de plus en plus propriétaire.

QUINOLA
J'espérais trouver l'héritière maîtresse d'elle-même. Mon maitre est perdu !

MONIPODIO
Tu rapportes un maître ?

QUINOLA
Qui me rapportera plusieurs mines d'or.

MONIPODIO
Ne pourrais-je entrer à son service ?

QUINOLA
Je compte bien sur ta collaboration ici… Écoute, Monipodio ? nous revenons changer la face du monde. Mon maître a promis au roi de faire marcher un des plus beaux vaisseaux, sans voiles, ni rames, contre le vent, plus vite que le vent.

MONIPODIO (après avoir tourné autour de Quinola.)
On m'a changé mon ami.

QUINOLA
Monipodio, souviens-toi que des hommes comme nous ne doivent s'étonner de rien. C'est petites gens. Le roi nous a donné le vaisseau, mais sans un doublon pour l'aller chercher ; nous arrivons donc ici avec les deux fidèles compagnons du talent : la faim et la soif. Un homme pauvre, qui trouve une bonne idée, m'a toujours fait l'effet d'un morceau de pain dans un vivier : chaque poisson vient lui donner un coup de dent. Nous pourrons arriver à la gloire, nus et mourants.

MONIPODIO
Tu es dans le vrai.

QUINOLA
À Valladolid, un matin, mon maître, las du combat, a failli partager avec un savant qui ne savait rien… je vous l'ai mis à la porte avec une proposition en bois vert que je lui ai démontrée, et vivement.

MONIPODIO
Mais, comment pourrons-nous gagner honnêtement une fortune ?

QUINOLA
Mon maître est amoureux. L'amour fait faire autant de sottises que de grandes choses ; Fontanarès a fait les grandes choses, il pourrait bien faire les sottises. Il s'agit, nous deux, de protéger notre protecteur. D'abord, mon maître est un savant qui ne sait pas compter…

MONIPODIO
Oh ! prenant un maître, tu l'as dû choisir…

QUINOLA
Le dévouement, l'adresse valent mieux pour lui que l'argent et la faveur ; car pour lui la faveur et l'argent seront des trébuchets. Je le connais ; il nous donnera ou nous laissera prendre de quoi finir nos jours en honnêtes gens.

MONIPODIO
Eh ! voilà mon rêve.

QUINOLA
Déployons donc, pour une grande entreprise, nos talents jusqu'ici fourvoyés… Nous aurions bien du malheur si le diable s'en fâchait.

MONIPODIO
Ça vaudra presque un voyage à Compostelle. J'ai la foi du contrebandier : je tope.

QUINOLA
Tu ne dois pas avoir rompu avec l'atelier des faux monnayeurs, et nos ouvriers en serrurerie.

MONIPODIO
Dame ! dans l'intérêt de l'État…

QUINOLA
Mon maitre va faire construire sa machine, j'aurai les modèles de chaque pièce, nous en fabriquerons une seconde…

MONIPODIO
Quinola ?

QUINOLA
Eh bien ? (Paquita se montre au balcon.)

MONIPODIO
Tu es le grand homme !

QUINOLA
Je le sais bien. Invente, et tu mourras persécuté comme un criminel ; copie, et tu vivras heureux comme un sot ! Et d'ailleurs, si Fontanarès périssait, pourquoi ne sauverais-je pas son invention pour le bonheur de l'humanité ?

MONIPODIO
D'autant plus que, selon un vieil auteur, nous sommes l'humanité… Il faut que je t'embrasse…
PROLOGUE - SCÈNE PREMIÈRE PROLOGUE - SCÈNE II PROLOGUE - SCÈNE III PROLOGUE - SCÈNE IV PROLOGUE - SCÈNE V PROLOGUE - SCÈNE VI PROLOGUE - SCÈNE VII PROLOGUE - SCÈNE VIII PROLOGUE - SCÈNE IX PROLOGUE - SCÈNE X PROLOGUE - SCÈNE XI PROLOGUE - SCÈNE XII PROLOGUE - SCÈNE XIII PROLOGUE - SCÈNE XIV ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE PREMIER - SCÈNE X ACTE PREMIER - SCÈNE XI ACTE PREMIER - SCÈNE XII ACTE PREMIER - SCÈNE XIII ACTE PREMIER - SCÈNE XIV ACTE PREMIER - SCÈNE XV ACTE PREMIER - SCÈNE XVI ACTE PREMIER - SCÈNE XVII ACTE PREMIER - SCÈNE XVIII ACTE PREMIER - SCÈNE XIX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE DEUXIÈME - SCÈNE II ACTE DEUXIÈME - SCÈNE III ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XVI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XVII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XVIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XXI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XXII ACTE TROISIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE TROISIÈME - SCÈNE II ACTE TROISIÈME - SCÈNE III ACTE TROISIÈME - SCÈNE IV ACTE TROISIÈME - SCÈNE V ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE IX ACTE TROISIÈME - SCÈNE X ACTE TROISIÈME - SCÈNE XI ACTE TROISIÈME - SCÈNE XII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIV ACTE TROISIÈME - SCÈNE XV ACTE TROISIÈME - SCÈNE XVI ACTE TROISIÈME - SCÈNE XVII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XVIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIX ACTE TROISIÈME - SCÈNE XX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE V ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XX ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE CINQUIÈME - SCÈNE II ACTE CINQUIÈME - SCÈNE III ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE V ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VI

Autres textes de Honoré de Balzac

Vautrin

(Un salon à l'hôtel de Montsorel.)(LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE DE VAUDREY.)LA DUCHESSEAh ! vous m'avez attendue, combien vous êtes bonne !MADEMOISELLE DE VAUDREYQu'avez-vous, Louise ? Depuis douze ans que nous pleurons ensemble,...

Paméla Giraud

(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte...

La Marâtre

"La Marâtre" est une tragédie en cinq actes écrite par Honoré de Balzac, moins connu pour son travail dramatique que pour ses romans et nouvelles. La pièce, qui date de...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024