ACTE IV - SCÈNE VIII



LES MEMES, FEDOR IVANOVITCH

FEDOR IVANOVITCH
Tiens! On pique-nique ici!

ORLOVSKI
Mon garçon! Mon joli… FÉDOR IVANOVICHT Bonjour !
(Il échange des baisers avec YOULIA et SONIA.)

ORLOVSKI
Quinze jours qu'on ne s'est pas vus! Où étais-tu? Qu'as-tu fait?

FEDOR IVANOVITCH
Je viens de passer chez Lénia, on m'a dit que vous étiez tous ici, alors je me ramène.

ORLOVSKI
Où as-tu encore traîné?

FEDOR IVANOVITCH
Voilà trois nuits que je ne dors pas. Hier, papa, j'ai perdu cinq mille roubles au jeu… J'ai bu, j'ai joué aux cartes, j'ai été en ville cinq fois au moins… Me voilà complètement abruti!

ORLOVSKI
Quel phénomène! Alors maintenant tu es noir?

FEDOR IVANOVITCH
Pas pour un sou. Youlka, du thé! Avec du citron, et que ça soit bien acide!… Et Georges, qu'en dites-vous? S'envoyer une balle dans la tête, sans aucune raison! Et avec quel revolver encore : un Lefauché! Il ne pouvait donc prendre un Smith et Wesson?

KHROUCHTCHEV
Tais-toi, espèce de brute.

FEDOR IVANOVITCH
Je suis une brute, mais une brute racée. (Il caresse sa barbe.)
Rien que ma barbe vaut son pesant d'or… J'ai beau être une brute, un imbécile, une canaille, — si je le voulais seulement, n'importe quelle jeune fille m'accepterait. Sonia, veux-tu m'épouser? (Se tournant vers KHROUCHTCHEV.)
Oh! pardon, je m'excuse…

KHROUCHTCHEV
Cesse de faire l'idiot…

YOULIA
Tu es un homme fini, Fédia! Dans tout le gouvernement, il n'y a pas d'ivrogne, ni de panier percé pire que toi! On a mal au cœur rien qu'à te regarder! Tu n'es bon à rien! Une vraie punition du ciel!

FEDOR IVANOVITCH
Voilà qu'elle se lamente encore! Viens t'asseoir près de moi… Comme ça. Je viendrai passer quinze jours chez toi. J'ai besoin.de repos.
(Il l'embrasse.)

YOULIA
On a honte de toi devant les gens. Au lieu de consoler ton père dans ses vieux jours, tu le couvres de déshonneur. C'est une vie stupide que la tienne, et rien de plus !

FEDOR IVANOVITCH
Je ne boirai plus! Baste! (Il se verse de la liqueur.)
C'est du kirsch ou de la prunelle?

YOULIA
Mais ne bois plus ! Ne bois plus !

FEDOR IVANOVITCH
Un petit verre n'a pas d'importance. (Il boit.)
Je te ferai cadeau, Sylvain, d'une paire de chevaux et d'un fusil. J'irai m'installer chez Youlia. J'ai envie de passer chez elle une semaine ou deux.

KHROUCHTCHEV
Tu devrais passer quelque temps dans un bataillon disciplinaire.

YOULIA
Bois du thé, bois-en!

DIADINE
Prends des biscottes, Fédia!

ORLOVSKI (s'adressant à SEREBRIAKOV.)
Moi, frère Sacha, jusqu'à l'âge de quarante ans j'ai mené la même vie que mon Fédor. Un jour, mon cœur, je me suis mis à faire le compte des femmes que j'ai rendues malheureuses dans ma vie. Je suis arrivé à soixante-dix, après quoi j'ai abandonné. Bon! — et puis, quand j'ai eu quarante ans sonnés, frère Sacha, il y a eu brusquement en moi quelque chose de changé. Je ressentais de l'angoisse, je ne savais que faire de moi, bref, j'étais en désaccord avec moi-même, voilà tout. J'essayais ceci et cela, je travaillais, je lisais, je voyageais, — mais rien n'y faisait. Un jour, mon cœur, je suis allé en visite chez mon défunt compère, le prince sérénissime Dmitri Pavlovitch. Nous avons cassé la croûte, puis dîné… Après le dîner, nous avons organisé un tir dans la cour. Il y avait là un monde fou… Notre Gaufrette y était, lui aussi.

DIADINE
Oui, oui… Je m'en souviens.

ORLOVSKI
L'angoisse me serrait le cœur, comprends-tu… Seigneur! Je n'ai pu y tenir. Brusquement des larmes ont jailli de mes yeux, j'ai chancelé et j'ai crié de toutes mes forces, à tel point que ça a résonné dans toute la cour : "Mes amis! Bonnes gens! Pardonnez-moi, pour l'amour du Christ!" Au même moment, j'ai senti mon âme devenir pure, douce et chaude, et depuis ce temps, mon ami, il n'y a pas d'homme plus heureux que moi dans tout le district. Tu devrais faire la même chose.

SEREBRIAKOV
Quoi?

ORLOVSKI
La même chose. Tu devrais capituler.
(On voit une lueur d'incendie dans le ciel.)

SEREBRIAKOV
Voilà un exemple de philosophie provinciale! Tu me conseilles de demander pardon?… Pourquoi? Qu'on me fasse des excuses, à moi, oui, d'abord.

SONIA
Papa, mais c'est nous qui sommes les coupables!

SEREBRIAKOV
Oui? Je crois comprendre, mes amis, que vous faites allusion à mes rapports avec ma femme. Estce vraiment que vous me jugez coupable? C'est ridicule, mes amis. C'est elle qui a manqué à son devoir, qui m'a abandonné à un moment difficile de ma vie…

KHROUCHTCHEV
Alexandre Vladimirovitch, veuillez m'écouter… Pendant vingt-cinq ans vous avez été professeur, vous avez servi la science; moi, je plante des forêts et j'exerce la médecine, — mais à quoi bon, pour qui tout cela, si nous ne ménageons pas ceux pour qui nous travaillons? Nous prétendons servir l'humanité, et en même temps nous nous blessons cruellement. Par exemple, qu'avons-nous fait pour sauver Georges? Où est votre femme que nous avons tous insultée? Où est votre paix? La paix de votre fille ? Tout est perdu, détruit, parti en fumée. Vous m'appelez le Sylvain, mes amis, mais je ne suis pas le seul, il y a un sylvain en chacun de vous, vous errez tous dans une forêt obscure, vous vivez à tâtons. L'intelligence, le savoir, le cœur ne nous servent qu'à gâcher notre vie et celle des autres.
(ELENA ANDREEVNA sort de la maison et s'assied sur le banc, sous la fenêtre.)

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