ACTE II - SCENE V
ELENA ANDREEVNA
Il m'a épuisée. Je tiens à peine sur mes jambes.
VOINITZKI
Il vous a fatiguée, et moi je me fatigue tout seul. Voilà la troisième nuit que je ne dors pas.
ELENA ANDREEVNA
Ça ne va pas bien dans cette maison. Votre mère déteste tout, sauf ses brochures et le professeur; le professeur est irrité, il n'a pas confiance en moi et il a peur de vous. Sonia est fâchée contre son père et ne me parle pas; vous, vous détestez mon mari et méprisez ouvertement votre mère, et moi, j'ai le cafard. Je suis aussi énervée que les autres et j'ai eu vingt fois envie de pleurer depuis ce matin. Bref, c'est la guerre de tous contre tous. On se demande à quoi rime cette guerre et quel en est le but.
VOINITZKI
Laissons cette philosophie.
ELENA ANDREEVNA
Ça ne va pas bien dans cette maison. Vous qui êtes intelligent et instruit, Georges, vous devriez comprendre que ce ne sont ni les brigands, ni les voleurs qui font périr le monde, mais la haine secrète, l'hostilité entre les hommes de bien, et toutes ces petites intrigues que ceux qui appellent notre maison le foyer de l'intelligentzia, ne soupçonnent même pas. Aidez-moi à réconcilier tout le monde. Seule, je n'en ai pas la force!
VOINITZKI
Réconciliez-moi d'abord avec moi-même! Ma chérie…
(Il presse la main d'ELENA ANDREIEVNA contre ses lèvres.)
ELENA ANDREEVNA
Laissez-moi! (Elle retire sa main.)
Allez-vous-en.
VOINITZKI
Tout à l'heure, la pluie va cesser, la nature va revivre et respirer à nouveau largement. Il n'y a que moi que l'orage ne rafraîchira pas. La pensée que ma vie est perdue sans retour m'oppresse nuit et jour, comme un esprit malveillant. Je n'ai pas de passé, je l'ai bêtement gaspillé en futilités, et le présent est d'une effroyable absurdité. Voilà ma vie et mon amour. A quoi servent-ils, que dois-je en faire? Mon amour inutile se meurt comme un rayon de soleil tombé dans une fosse, et moi de même.
ELENA ANDREEVNA
Quand vous me parlez de votre amour, je deviens stupide, je ne sais que répondre. Pardonnez-moi, je n'ai rien à vous dire. (Elle fait mine de partir.)
Bonne nuit!
VOINITZKI (lui barrant le chemin.)
Si vous saviez combien je souffre à l'idée qu'à côté de ma vie, une autre vie — la vôtre — s'éteint dans cette maison. Qu'attendez-vous? Quelle philosophie maudite vous arrête? Comprenez donc que d'avoir enchaîné votre jeunesse, étouffé votre soif de vivre, ce n'est pas de la haute morale…
ELENA ANDREEVNA (le regardant attentivement.)
Georges, vous êtes ivre!
VOINITZKI
C'est possible, c'est possible.
ELENA ANDREEVNA
Fédor Ivanovitch est-il chez vous?
VOINITZKI
Oui, il passe la nuit chez moi… Peut-être, peut-être… Tout est possible…
ELENA ANDREEVNA
Et vous avez encore fait la noce aujourd'hui? Pourquoi faites-vous cela?
VOINITZKI
Cela me donne l'illusion de vivre. Ne m'en empêchez pas, Eléna !
ELENA ANDREEVNA
Avant, vous ne buviez jamais, et vous n'étiez pas aussi bavard. Allez vous coucher. Vous m'ennuyez. Et dites à votre ami Fédor Ivanovitch que s'il ne cesse de m'importuner, je prendrai des mesures… Allez maintenant!
VOINITZKI (se penche sur la main d'ELENA ANDREIEVNA)
Ma chérie… Mon adorable…
(Entre KHROUCHTCHEV.)