ACTE II - SCENE IX


KHROUCHTCHEV
Votre papa ne veut pas m'écouter. Je lui dis : la goutte; il répond : le rhumatisme. Je lui demande de rester couché, et lui veut être assis. (Il prend sa casquette.)
Ce sont les nerfs.

SONIA
Il est trop gâté. Posez donc votre casquette. Attendez la fin de la pluie. Voulez-vous manger quelque chose?

KHROUCHTCHEV
Pourquoi pas? Si vous voulez.

SONIA
J'aime bien manger un morceau la nuit. Je crois qu'il reste quelque chose dans le buffet. (Elle fouille dans le buffet.)
Ce n'est pas un médecin qu'il lui faut, mais une douzaine de dames autour de lui, et que chacune le regarde dans les yeux et minaude : "Professeur"… Tenez, prenez du fromage.

KHROUCHTCHEV
On ne parle pas sur ce ton de son propre père. Il a le caractère difficile, c'est vrai. Mais, comparés à lui, tous ces oncles, Georges et Ivan Ivanovitch, ne valent pas son petit doigt.

SONIA
Voilà une bouteille de… je ne sais quoi. Je ne vous parle pas de mon père, non, mais du grand homme. Mon père, je l'aime beaucoup, mais les grands hommes et leurs chinoiseries m'ennuient à la longue. (Ils s'assoient.)
Quelle pluie! (On voit un éclair.)
Encore!

KHROUCHTCHEV
Ça passe à côté, nous n'aurons que la queue de l'orage.

SONIA (lui verse à boire.)
Buvez donc.

KHROUCHTCHEV
Je vous souhaite de vivre cent ans.
(Il boit.)

SONIA
Vous nous en voulez de vous avoir dérangé la nuit?

KHROUCHTCHEV
Au contraire. Si vous ne m'aviez pas appelé, je serais maintenant en train de dormir; et il est bien plus agréable de vous voir en réalité qu'en rêve.

SONIA
Alors pourquoi avez-vous l'air fâché?

KHROUCHTCHEV
Parce que je suis fâché. Nous sommes seuls ici, je peux parler ouvertement. Sophie Alexandrovna, avec quel plaisir je vous aurais emmenée à l'instant même! L'air de votre maison m'est irrespirable et il me semble qu'il vous empoisonne. Votre père qui est absorbé par sa goutte et ses livres, et qui ne veut rien savoir d'autre, cet oncle Georges, votre belle-mère enfin…

SONIA
Eh bien quoi? ma belle-mère…

KHROUCHTCHEV
Je ne peux pas tout vous dire… c'est impossible. Merveilleuse amie, certains traits de l'homme me paraissent incompréhensibles. Dans l'être humain, tout devrait être beau : son visage, ses habits, son âme et ses pensées. Il m'arrive souvent de voir un beau visage et des habits qui me font tourner la tête. Mais pour l'âme et les pensées… mon Dieu! Souvent, sous une enveloppe ravissante, se dissimule une âme si noire, que même le blanc de neige ne pourrait la purifier… Pardonnez-moi, je suis ému… C'est que vous m'êtes infiniment chère.

SONIA (fait tomber un couteau.)
Tombé…

KHROUCHTCHEV (ramassant le couteau.)
Ce n'est rien… (Une pause.)
Il m'arrive de marcher en pleine nuit, à travers la forêt. Il suffit qu'une petite lumière brille au loin, pour que mon âme se réjouisse, que j'oublie ma fatigue, l'obscurité, les branches épineuses qui me fouettent le visage… Je travaille du matin jusqu'au soir, je ne connais de repos ni l'hiver, ni l'été, je lutte contre ceux qui ne me comprennent pas, il m'arrive de souffrir d'une manière intolérable… Mais j'ai fini par trouver ma petite lumière! Je ne prétends pas vous aimer plus que tout au monde… L'amour n'est pas tout pour moi : il est ma récompense. Ma très chère et douce amie, il n'y a pas plus grande récompense pour celui qui travaille, qui lutte, qui souffre…

SONIA (très émue.)
Excusez-moi… Une question, Mikhaïl Lvovitch!

KHROUCHTCHEV
Oui? Dites!

SONIA
Voyez-vous… vous venez nous voir… moi aussi, je viens parfois chez vous avec les nôtres. Avouez donc que vous ne pouvez pas vous le pardonner…

KHROUCHTCHEV
C'est-à-dire?

SONIA
C'est-à-dire… cette amitié doit blesser votre sentiment démocratique. Moi, j'ai fréquenté un institut pour jeunes filles nobles, Eléna Andréevna est une aristocrate, nous nous habillons à la mode… et vous, vous êtes un démocrate…

KHROUCHTCHEV
Voyons, voyons, ne parlons pas de cela, ce n'est pas le moment!

SONIA
Et surtout, vous extrayez vous-même de la tourbe, vous plantez des forêts… tout cela est si étrange! En un mot, vous êtes un populiste…

KHROUCHTCHEV
Démocrate, populiste… Sophie Alexandrevna, pouvez-vous dire ça sérieusement et même d'une voix émue?

SONIA
Oui, oui, très sérieusement, on ne peut plus sérieusement !

KHROUCHTCHEV
Mais non, voyons !

SONIA
Si, je vous assure, je vous le jure par tout ce que vous voudrez; si par exemple j'avais une sœur dont vous seriez amoureux et que vous l'ayez demandée en mariage, vous vous en voudriez à vous-même, et, devant vos médecins du zemstvo, devant les doctoresses, vous auriez honte d'aimer une jeune fille sortie d'un institut, une oie blanche qui n'a pas suivi de cours supérieurs et qui s'habille au goût du jour. Je le sais très bien! Je vois dans vos yeux que c'est la vérité! Bref, toutes vos forêts, votre tourbe, votre blouse brodée de paysan c'est de la pose, de la comédie, des mensonges et rien de plus!

KHROUCHTCHEV
Pourquoi? mon enfant, pourquoi m'insulter? D'ailleurs, c'est bien fait pour moi, je ne suis qu'une bête : où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. Adieu !
(Il va vers la porte.)

SONIA
Adieu… J'ai été trop dure, je vous en demande pardon!

KHROUCHTCHEV (revient.)
Si vous saviez combien l'atmosphère de votre maison est étouffante et lourde! Ici, l'on aborde chacun de biais, on le regarde de travers, on cherche en lui un populiste, un toqué, un phraseur, tout ce qu'on voudra, sauf un être humain. "Oh! disent-ils, c'est un psychopathe!" Et ils en sont tout contents. Ou encore : "Un phraseur!" Et ils en sont heureux comme s'ils avaient découvert l'Amérique! Et, s'ils ne me comprennent pas et ne savent quelle étiquette coller à mon front, au lieu de s'en vouloir, c'est à moi qu'ils en veulent. Alors ils disent : "C'est un homme bizarre, très bizarre !". Vous n'avez encore que vingt ans, mais vous êtes déjà vieille, une raisonneuse dans le genre de votre père, de l'oncle Georges, et je ne serais nullement étonné, si vous me faisiez venir pour soigner votre goutte. On ne peut pas vivre ainsi! Qu'importe l'homme que je suis, il faut me regarder droit dans les yeux, sans arrière-pensée, sans programme, il faut avant tout chercher en moi l'être humain — sinon vous n'aurez jamais de rapports amicaux avec les autres. Adieu! Et croyez-moi : avec le regard que vous avez, plein de ruse et de soupçon, vous n'aimerez jamais.

SONIA
Ce n'est pas vrai!

KHROUCHTCHEV
Si!

SONIA
Ce n'est pas vrai! Tenez! Pour vous faire enrager : j'aime… j'aime et je souffre! Laissez-moi! Partez, je vous en supplie, et ne revenez pas… ne revenez plus!

KHROUCHTCHEV
J'ai l'honneur de vous saluer!
(Il sort.)

SONIA (seule.)
Il est furieux. Dieu nous préserve d'un caractère pareil. (Un temps.)
Il parle très bien, mais qui m'assure que ce ne sont pas des phrases creuses? Il ne pense qu'à ses forêts, il plante des arbres… C'est beau, mais si c'était un signe de folie?… (Elle cache son visage dans ses mains)
Je n'y comprends rien. (Elle pleure.)
Il a fait des études de médecine, mais ce n'est pas la médecine qui l'occupe… Tout cela est étrange, étrange… Mon Dieu, faites que je m'y reconnaisse!
(Entre ELENA ANDREEVNA.)

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