ACTE III - SCÈNE XI



LES MEMES, DIADINE

DIADINE
J'ai l'honneur de vous saluer. Excusez-moi, je vous prie, de venir sans me faire annoncer. Je suis coupable, mais je mérite votre indulgence : il n'y a pas un seul domestique dans l'entrée.

SEREBRIAKOV (gêné.)
Très heureux.

DIADINE (faisant de grands saluts.)
Votre Excellence! Mesdames! Mon intrusion dans votre domaine a un double but. Tout d'abord je suis venu vous rendre visite et vous apporter le témoignage de ma vénération respectueuse, et puis je veux vous inviter tous, vu le beau temps, à entreprendre une excursion du côté de chez moi. J'habite un moulin à eau qui appartient à notre ami commun, le Sylvain. C'est un petit coin poétique et retiré, où la nuit on entend le clapotement des ondines et le jour…

VOINITZKI
Attends, Gaufrette, nous parlons affaire. Attends… (S'adressant à SEREBRIAKOV.)
Tu n'as qu'à l'interroger, lui. C'est à son oncle que mon père a acheté cette propriété.

SEREBRIAKOV
Que veux-tu que je lui demande? Pourquoi faire?

VOINITZKI
A l'époque, cette propriété a été achetée pour quatre-vingt-quinze mille roubles. Mon père n'en avait payé que soixante-dix, il restait donc vingt-cinq mille roubles de dettes. Maintenant, écoutez-moi bien. On n'aurait pas pu acheter cette propriété, si je n'avais pas renoncé à ma part d'héritage en faveur de ma sœur, que j'aimais. Mais ce n'est pas tout. Pendant dix ans, j'ai travaillé comme un bœuf et j'ai fini par payer la dette.

ORLOVSKI
Pourquoi nous racontez-vous ça, mon cœur?

VOINITZKI
Cette propriété n'est libre de dettes, elle n'est en bon état que grâce à mes efforts personnels. Et maintenant que je suis vieux, on veut me chasser d'ici à coups de pied!

SEREBRIAKOV
Je ne comprends pas où tu veux en venir!

VOINITZKI
Pendant vingt-cinq ans j'ai géré cette propriété, j'ai travaillé, je t'ai envoyé de l'argent comme le régisseur le plus consciencieux, et jamais tu n'as songé à me dire merci! Pendant tout ce temps, dans ma jeunesse comme aujourd'hui, je recevais de toi cinq cents roubles par an — un salaire misérable! — et jamais tu n'as songé à m'augmenter d'un seul rouble!

SEREBRIAKOV
Mais, Georges, qu'en savais-je? Je ne suis pas un homme pratique, je n'y comprends rien. Tu n'avais qu'à augmenter ton salaire toi-même, selon tes besoins.

VOINITZKI
En effet, pourquoi n'ai-je pas volé? Pourquoi ne me méprisez-vous pas de n'avoir pas été un voleur? Cela aurait été juste, et je ne serais pas un gueux aujourd'hui!

MARIA VASSILIEVNA (sévèrement.)
Georges !

DIADINE (ému.)
Mon petit Georges, il ne faut pas… J'en tremble… Pourquoi gâcher les bonnes relations? (Il l'embrasse.)
Assez…

VOINITZKI
Pendant vingt-cinq ans je suis resté avec ma mère que voilà, entre quatre murs, comme une taupe. Tous nos sentiments, toutes nos pensées étaient pour toi. Dans la journée, nous parlions de toi, de tes travaux, nous étions fiers de ta célébrité, nous prononcions ton nom avec vénération; et nous passions nos nuits à lire des revues et des livres qu'aujourd'hui je méprise profondément !

DIADINE
Assez, mon petit Georges, il ne faut pas… Je n'en peux plus!

SEREBRIAKOV
Je ne comprends pas ce que tu veux dire!

VOINITZKI
Tu étais pour nous un être supérieur, nous connaissions tes articles par cœur… Mais maintenant mes yeux se sont ouverts. Je vois tout! Tu écris sur l'art, mais tu n'y comprends rien ! Tous tes travaux que j'aimais tant ne valent pas un sou !

SEREBRIAKOV
Mes amis! Calmez-le enfin! Sinon je m'en vais!

ELENA ANDREEVNA
Georges! Vous allez vous taire, je l'exige! Vous m'entendez ?

VOINITZKI
Non, je ne me tairai pas! (Barrant le chemin à SEREBRIAKOV.)
Attends, je n'ai pas fini! Tu as gâché ma vie! Je n'ai pas vécu! Par ta faute, j'ai perdu, j'ai détruit les meilleures années de ma vie! Tu es mon pire ennemi!

DIADINE
Je n'en peux plus! Je n'en peux plus! Je vais à côté…
(Il sort, très ému, par la porte de droite.)

SEREBRIAKOV
Que me veux-tu? De quel droit me parles-tu sur ce ton? Espèce de nullité! Si cette propriété est à toi, prends-la, je n'en ai pas besoin.

JELTOUKHINE (à part.)
En voilà un gâchis! Je m'en vais.
(Il sort.)

ELENA ANDREEVNA
Si vous ne vous taisez pas, je quitte cet enfer à l'instant! (Elle crie.)
Je ne peux pas supporter ça!

VOINITZKI
Ma vie est fichue! J'ai du talent, je suis intelligent, et audacieux! Si j'avais vécu normalement, je serais devenu un Schopenhauer, un Dostoïevski… Je divague… Je deviens fou… Mère, je suis au désespoir! Mère!

MARIA VASSILIEVNA
Écoute le professeur !

VOINITZKI
Maman! Que dois-je faire? Non, inutile, ne me dites rien! Je le sais moi-même! (A SEREBRIAKOV.)
Tu te souviendras de moi!
(Il sort par la porte du milieu. MARIA VASSILIEVNA le suit.)

SEREBRIAKOV
Mes amis, qu'est-ce que cela veut dire à la fin? Débarrassez-moi de ce fou !

ORLOVSKI
Ce n'est rien, Sacha. Laisse son cœur se calmer. Ne t'agite pas tellement.

SEREBRIAKOV
Je ne peux pas vivre sous le même toit que lui. Il habite là (Il montre la porte du milieu)
, presque à côté de moi. Qu'il aille vivre au village, ou dans une aile de la maison, ou c'est moi qui déménagerai, mais ça ne peut pas durer comme ça…

ELENA ANDREEVNA (s'adressant à son mari.)
Si des scènes pareilles se reproduisent, je partirai d'ici.

SEREBRIAKOV
Ne me fais pas peur, s'il te plaît.

ELENA ANDREEVNA
Je ne veux pas te faire peur, mais on dirait que vous vous êtes tous concertés pour faire de ma vie un enfer. Je m'en irai!

SEREBRIAKOV
Chacun sait parfaitement que tu es jeune, que je suis vieux et que tu m'obliges infiniment en vivant ici.

ELENA ANDREEVNA
Continue, continue…

ORLOVSKI
Eh bien, eh bien… Mes amis!
(KHROUCHTCHEV entre rapidement.)

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