ACTE IV - SCÈNE IX



LES MEMES, ELENA ANDREEVNA

KHROUCHTCHEV
Je me croyais un homme à idées, un être charitable, et en même temps je ne pardonnais pas la moindre faute à mon prochain, je croyais les ragots, je calomniais comme les autres, et lorsque votre femme m'a offert avec confiance son amitié, je lui ai répondu du haut de ma grandeur : "Laissez-moi! Je méprise votre amitié!" Il y a un sauvage en moi, je suis mesquin, dénué de tout talent, mais vous, professeur, vous n'êtes pas un aigle non plus! Et cependant tout le district, toutes les femmes voient en moi un héros, un homme supérieur, et vous, professeur, vous êtes célèbre dans toute la Russie. Mais si des êtres tels que moi sont considérés comme de vrais héros, si des hommes tels que vous jouissent d'une pareille célébrité, cela signifie que faute de grives on se contente de merles, que les vrais héros, les vrais talents n'existent pas, qu'il n'y a pas d'hommes qui nous aideraient à sortir de cette forêt obscure, et qui auraient corrigé nos erreurs…

SEREBRIAKOV
Je vous demande pardon… Je ne suis pas venu ici pour engager une polémique avec vous, ni pour défendre mes droits à la notoriété…

JELTOUKHINE
Laissons cette conversation, Micha!

KHROUCHTCHEV
J'ai presque fini, je m'en vais. Oui, je suis mesquin, mais vous, professeur, vous n'êtes pas un aigle non plus ! Il était mesquin, Georges, qui n'a rien trouvé de mieux à faire que de se brûler la cervelle ! Tous, nous sommes des médiocres! Quant aux femmes…

ELENA ANDREEVNA (l'interrompant.)
Quant aux femmes, elles ne sont guère plus remarquables. (Elle s'approche de la table.)
Eléna Andréevna a quitté son mari… Croyez-vous qu'elle a su profiter de sa liberté? Détrompez-vous… Elle reviendra… (Elle s'assied à la table.)
La voilà déjà revenue.
(Confusion générale.)

DIADINE (éclate de rire.)
C'est délicieux! Ne me condamnez pas, messieurs, permettez-moi de dire un mot! Votre Excellence! C'est moi qui ai enlevé votre épouse comme jadis un certain Pâris a enlevé la belle Hélène! Moi! On n'a encore jamais vu de Pâris marqué de petite vérole, — mais il y a des choses, ami Horatio, dont nos sages n'ont jamais rêvé.

KHROUCHTCHEV
Je n'y comprends rien… C'est bien vous, Eléna Andréevna ?

ELENA ANDREEVNA
J'ai passé ces quinze jours chez Ilia Iliitch… Pourquoi me regardez-vous tous ainsi? Eh bien, bonjour! J'étais à la fenêtre, j'ai tout entendu. (Elle embrassé SONIA.)
Faisons la paix! Bonjour, chère petite fille… Paix et concorde ! DIÀDINE, se frottant les mains. C'est délicieux ! ELENA ANDREIEVNA, s'adressant à KHROUCHTCHEV. Mikha,il Lvovitch! Honni soit qui rappelle le passé… Bonjour, Fédor Ivanovitch… Youletchka…

ORLOVSKI
Mon cœur, madame le professeur, notre toute belle… Elle est revenue, elle est à nouveau parmi nous.

ELENA ANDREEVNA
Je m'ennuyais de vous tous. Bonjour, Alexandre! (Elle tend la main à son mari, celui-ci se détourne.)
Alexandre ! SËRÉBRIAKOV Vous avez manqué à votre devoir.

ELENA ANDREEVNA
Alexandre !

SEREBRIAKOV
Je suis très heureux de vous voir et de vous parler, je ne le cache pas, — mais pas ici : à la maison…
(Il s'éloigne de la table.)

ORLOVSKI
Sacha !
(Un temps.)

ELENA ANDREEVNA
C'est bon. Voici donc la solution de notre problème : il n'y a pas de solution! Tant pis qu'il en soit ainsi. Je suis un personnage épisodique, je n'ai droit qu'à un bonheur de serin : rester calfeutrée à la maison, manger, boire, dormir et l'écouter parler tous les jours de sa goutte, de ses droits et de ses mérites… Pourquoi baissez-vous la tête, comme si vous étiez gênés? Buvons au moins de la liqueur, non?

DIADINE
Tout s'arrangera, tout rentrera dans l'ordre…

FEDOR IVANOVITCH (s'approche de SEREBRIAKOV, très ému.)
Alexandre Vladimirovitch, je suis ému… Je vous en prie, soyez bon pour votre femme, dites-lui au moins une parole affectueuse et, foi de galant homme, je serai toujours votre fidèle ami! Je vous ferai cadeau de ma meilleure troïka!

SEREBRIAKOV
Je vous remercie, mais, excusez-moi, je ne vous comprends pas…

FEDOR IVANOVITCH
Hum… Vous ne me comprenez pas! Un jour, en revenant de la chasse, j'ai vu un hibou perché dans un arbre. Je lui envoie de la dragée… Pan! Il ne bouge pas. J'essaie d'un autre calibre… Rien! Il est toujours là à me regarder et il n'a rien pigé.

SEREBRIAKOV
De qui parlez-vous?

FEDOR IVANOVITCH
Du hibou.
(Il revient à la table.)

ORLOVSKI (prêtant l'oreille.)
Permettez, mes amis… Silence… On dirait qu'on sonne le tocsin…

FEDOR IVANOVITCH (qui voit la lueur d'incendie.)
Oh! là! là! Regardez le ciel! Quelle lueur!

ORLOVSKI
Mes petits pères! Et nous qui n'avons rien remarqué!

DIADINE
C'est formidable !

FEDOR IVANOVITCH
Eh bien, eh bien! En voilà une illumination! Ça doit brûler près d'Alexéevski…

KHROUCHTCHEV
Non, Alexéevski est plus à droite… C'est plutôt à Novo-Petrovski.

YOULIA
C'est effrayant! J'ai peur des incendies!

KHROUCHTCHEV
C'est certainement à Novo-Petrovski.

DIADINE (élevant la voix.)
Hé! Sémione! Cours à la digue, regarde où ça brûle. De là, on voit mieux.

SEMIONE (crie.)
C'est la forêt de Telibéev!

DIADINE
Comment ?

SEMIONE
La forêt de Telibéev!

DIADINE
C'est la forêt…
(Un silence prolongé.)

KHROUCHTCHEV
Il faut que j'y aille… Adieu! Pardonnez-moi, j'ai été dur — c'est parce que je n'ai jamais été aussi accablé qu'aujourd'hui… J'ai le cœur lourd… mais ça ne fait rien, il faut être un homme et garder la tête froide. Je ne me brûlerai pas la cervelle, je ne me jetterai pas sous les roues du moulin… Je ne suis pas un héros? Je le deviendrai! Je nie ferai pousser des ailes d'aigle, et ni cet incendie ni le diable en personne ne me feront peur! Tant pis si les forêts brûlent — j'en planterai de nouvelles! Tant pis si l'on ne m'aime pas — j'en aimerai une autre !
(Il sort rapidement.)

ELENA ANDREEVNA
Quel homme magnifique!

ORLOVSKI
Oui… "Tant pis, si l'on ne m'aime pas — j'en aimerai une autre!" Comment faut-il comprendre ces paroles?

SONIA
Emmenez-moi… Je veux rentrer à la maison…

SEREBRIAKOV
En effet, il est temps de partir. Il fait horriblement humide ici. Mon manteau et mon plaid étaient quelque part par là…

JELTOUKHINE
Le plaid est dans la voiture, et voici le manteau… Il aide le professeur à mettre son manteau.

SONIA (très agitée.)
Emmenez-moi… Emmenez-moi vite!

JELTOUKHINE
Je suis à vos ordres.

SONIA
Non, je partirai avec mon parrain… Emmenez-moi, mon petit parrain!

ORLOVSKI
Viens, mon cœur, viens avec moi.
(Il l'aide à se couvrir.)

JELTOUKHINE (à part.)
Que le diable… Rien que des humiliations. C'est abject !
(FEDOR IVANOVITCH et YOULIA rangent la vaisselle et les serviettes dans le panier.)

SEREBRIAKOV
La plante du pied gauche me fait mal… Sans doute encore une crise de rhumatisme. Encore une nuit sans sommeil…

ELENA ANDREEVNA (en boutonnant le manteau de son mari.)
Ilia Iliitch, mon cher, apportez-moi donc mon chapeau et ma mante qui sont dans la maison.

DIADINE
A l'instant.
(Il va à la maison et en revient portant la mante et le chapeau.)

ORLOVSKI
C'est l'incendie qui t'a effrayée, mon cœur? N'aie crainte, la lueur diminue, le feu s'éteint…

YOULIA
Il reste un demi-pot de confiture de myrtilles… Ça ne fait rien, Ilia Iliitch le finira. (S'adressant à son frère.)
Lénia, prends le panier!

ELENA ANDREEVNA
Je suis prête. (A SEREBRIAKOV.)
Eh bien, emmène-moi, statue du commandeur, et que nos vingt-six pièces lugubres nous engloutissent! Ce sera bien fait pour moi.

SEREBRIAKOV
La statue du commandeur… Je rirais bien de ta plaisanterie, si cette douleur dans mon pied ne m'en empêchait. (S'adressant aux autres.)
Au revoir, mes amis, Je vous remercie de toutes ces bonnes choses et de votre agréable compagnie. Une charmante soirée, du thé excellent, tout serait parfait, — mais, excusez-moi, il y a une chose que je ne peux admettre : c'est votre philosophie provinciale et votre manière de considérer la vie… Il faut travailler, mes amis ! On ne peut vivre ainsi ! Il faut travailler! Oui! Adieu.
(Il sort accompagné de sa femme.)

FEDOR IVANOVITCH (à YOULIA.)
Viens, ma vieille. (A son père.)
Adieu, paternel!
(Il sort avec YOULIA.)

JELTOUKHINE (qui les suit en portant le panier.)
Qu'il est lourd, ce panier, que le diable l'emporte. J'ai horreur de ces pique-niques… (Il sort et appelle derrière la scène.)
Alexis, la voiture!

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