ACTE III - Scène V



BOIS-D'ENGHIEN, BOUZIN, puis LUCETTE.

Bouzin (redescendant, tout défait, après s'être assuré, en jetant un regard par-dessus la rampe, qu'il n'y a plus de danger)
Il est parti ?

Bois-d'Enghien (sur le pas de sa porte, riant)
Oui, oui, il est en train de courir après vous !

Bouzin (entrant chez Bois-d'Enghien et se laissant tomber sur le fauteuil)
Oh ! là, mon Dieu !

Bois-d'Enghien (qui a fermé sa porte)
Eh bien ! j'espère que vous en avez piqué, une course !

Bouzin
Ah ! ne m'en parlez pas !… Mais qu'est-ce qu'il a après moi, ce sauvage ? Qu'est-ce qu'il a ? Est-ce que je suis voué à cette chasse à courre chaque fois que je le rencontrerai… Enfin, qu'est-ce qu'il me reproche ? il ne vous l'a pas dit ?

Bois-d'Enghien (avec un sérieux comique)
Il vous reproche d'être l'amant de Lucette Gautier.

Bouzin (se levant et protestant hautement)
Moi ? mais c'est faux ! Mais dites-lui que c'est faux ! Jamais, vous m'entendez, jamais, il n'y a rien eu entre Mlle Gautier et moi ! (Se méprenant sur le sourire railleur de Bois-d'Enghien.)
Je vous en donne ma parole d'honneur !

Bois-d'Enghien (avec une conviction jouée)
Non ?

Bouzin (appuyant)
Jamais ! J'ignore si Mlle Gautier a un sentiment pour moi, — elle ne me l'a jamais dit, — en tout cas… je sais très bien que de mon côté… aussi, si c'est Mlle Gautier qui a été raconter… Eh bien, j'ai le regret de le dire : elle se vante !… (Suppliant.)
Oh ! je vous en prie, ça ne peut pas durer, cette situation-là ! Voyez le général, expliquez-lui… et faites cesser ce malentendu dont les conséquences deviennent menaçantes pour moi.

Bois-d'Enghien
C'est bien, je lui parlerai !
(Lucette paraît, venant du dessous.)

Lucette (s'arrête sur le palier, reprend un instant sa respiration puis, se décidant, va sonner à droite)
Ah ! le premier choc va être dur !

Bois-d'Enghien (au son du timbre électrique)
Encore !… (La figure de Bouzin exprime un sentiment d'épouvante.)
Ah ! Bouzin, je vous en prie, voulez-vous aller ouvrir… ?

Bouzin (mettant le fauteuil entre lui et la porte)
Moi ! Oh ! non, non, je n'ouvre plus, je n'ouvre plus !…

Bois-d'Enghien
Comment ?

Bouzin
Oh ! non ça n'aurait qu'à être un nouveau général ! (Lucette ressonne.)

Bois-d'Enghien (montrant sa tenue)
Voyons ! je ne peux pourtant pas aller ouvrir comme ça !

Lucette
Il doit se douter que c'est moi ! Il n'ouvre pas ! Eh ! je suis bête… j'ai la clé de son cabinet de toilette que j'ai retrouvée dans mon dos… (Elle prend la clé dans sa poche et traverse le théâtre.)

Bois-d'Enghien (essayant de persuader Bouzin)
Allons, Bouzin ?

Bouzin (décidé à ne pas bouger)
Non ! non ! non ! non !
(Lucette introduit la clef dans la serrure de la porte de gauche.)

Bois-d'Enghien (entendant le bruit de la clé dans la serrure)
Eh bien ! Qu'est-ce que c'est ? (La porte s'ouvre.)
Qui est là ?

Lucette (entrant, et avec une froide résolution)
C'est moi !

Bouzin
Lucette Gautier !

Bois-d'Enghien (passant à l'extrême gauche)
Toi ?… Vous ?

Lucette (même jeu)
Oui, moi !

Bois-d'Enghien
Ah bien ! par exemple, c'est de l'aplomb !

Lucette (bien nettement)
J'ai à te parler.

Bouzin (un peu au fond)
À moi ?

Lucette (haussant les épaules)
Eh ! non ! (À Bois-d'Enghien.)
À toi ! (À Bouzin.)
Laissez-nous, Monsieur Bouzin.

Bois-d'Enghien (le prenant de haut)
Inutile ! Vous n'avez rien à me dire qui ne puisse être dit devant un tiers.

Lucette (autoritaire, scandant chaque syllabe)
J'ai à te parler… (À Bouzin.)
Laissez-nous, Monsieur Bouzin !

Bois-d'Enghien (avec une condescendance dédaigneuse)
Soit !… Veuillez m'attendre à côté, Bouzin, je vous appellerai quand… Madame aura fini !

Bouzin
Bien ! (Il remonte jusqu'à la porte du fond, puis, à part, au moment de sortir.)
Est-ce qu'elle m'aurait suivi ? (Il sort.)

Bois-d'Enghien (avec une colère contenue)
Et maintenant, qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que vous voulez ?

Lucette
J'étais venue… (Intimidée par le regard dur de Bois-d'Enghien)
pour te rapporter ta clé.

Bois-d'Enghien
C'est très bien, posez-la là !… (Elle pose la clé sur la toilette.)
Je suppose que vous n'avez rien d'autre à me dire ?

Lucette
Si ! (Avec expansion, se jetant à son cou.)
J'ai à te dire que je t'aime.

Bois-d'Enghien (se dégageant)
Oh ! non ! pas de ça, Madame ! c'est fini ces plaisanteries-là !

Lucette
Oh !

Bois-d'Enghien
J'ai pu être bête pendant longtemps, mais il y a limite à tout. Ah ! vous avez cru que ça se passerait comme ça, que vous pourriez briser mon mariage en me ridiculisant par un éclat grotesque et qu'il vous suffirait de revenir et de me dire : Je t'aime ! pour qu'aussitôt tout fût oublié et que je reprisse ma chaîne ?

Lucette (passant au 1, avec amertume)
Sa chaîne !

Bois-d'Enghien
Oui… Eh bien ! vous vous êtes trompée !… Ah ! vous m'aimez !… Eh bien ! je m'en fiche que vous m'aimiez ! J'en ai par-dessus la tête de votre amour, et la preuve, tenez ! (Il ouvre la porte.)
La porte est ouverte, vous pouvez la prendre.

Lucette (avec une légitime indignation)
Tu me chasses ! moi ! moi !

Bois-d'Enghien
Ah !… Et puis, pas d'histoires, hein ? Allez-vous en !… que ce soit fini, allez-vous-en !…

Lucette
Ah ! c'est ainsi ? C'est bien ! Tu n'auras pas besoin de me le dire deux fois ! (Elle sort.)
(Bois-d'Enghien ferme la porte sur elle, mais Lucette qui est revenue sur ses pas, arrêtant le battant au moment où la porte va se refermer, et rentrant dans le cabinet de toilette.)

Lucette
Mais, prends garde ! Si tu me laisses franchir le seuil de cette porte, tu ne me reverras jamais !

Bois-d'Enghien
Marché conclu !

Lucette
Bon ! (Même jeu que précédemment. Sortie de Lucette et rentrée au moment où Bois-d'Enghien referme la porte.)
Mais réfléchis-y bien !

Bois-d'Enghien (à part)
Oh ! le fil à la patte !

Lucette
Si tu me laisses franchir…

Bois-d'Enghien
Oui, oui, oui, c'est entendu !

Lucette
C'est très bien !… (Elle sort. Bois-d'Enghien referme brusquement la porte sur elle. Lucette se retournant dans l'intention de rentrer comme précédemment.)
Mais tu sais… (Trouvant la porte close.)
Fernand, veux-tu m'ouvrir ! Fernand, écoute-moi !

Bois-d'Enghien (de sa chambre)
Non !

Lucette (à travers la porte)
Fernand, réfléchis bien à ce que tu fais… Tu sais, c'est pour toujours !

Bois-d'Enghien
Oh ! oui, pour toujours ! oh ! oui, pour toujours !

Lucette (allant s'abattre sur la banquette)
Oh ! ingrat ! sans cœur !

Bois-d'Enghien (qui, pendant ce qui précède, est allé décrocher le peignoir de la patère, le mettant en boule, et, après avoir ouvert la porte, le jetant aux pieds de Lucette)
Et tiens, ton peignoir ! (Il referme brusquement la porte et court chercher les mules de Lucette.)

Lucette (indignée)
Oh !

Bois-d'Enghien (rouvrant la porte)
Tiens, tes mules ! (Il referme la porte.)

Lucette (même jeu)
Oh !… (À travers la porte, à Bois-d'Enghien.)
Ah ! c'est comme ça ! Eh bien ! tant pis pour toi, tu pourras dire que c'est toi qui m'auras poussée à cette extrémité.

Bois-d'Enghien
Hein ?

Lucette (tirant de sa poche le pistolet du deuxième acte)
Tu sais, mon pistolet ? Eh bien ! je vais me tuer !

Bois-d'Enghien (se précipitant au dehors, la porte reste grande ouverte)
Te tuer ! te tuer ! (Se jetant sur Lucette.)
Veux-tu me donner ça !

Lucette (se débattant)
Jamais de la vie !

Bois-d'Enghien (esseyant de lui arracher le pistolet)
Veux-tu me donner cela ? (Au public, tout en lui tenant le bras au bout duquel est le pistolet.)
Oh ! ce pistolet ! je le trouverai donc toujours entre nous ?

Lucette (même jeu)
Veux-tu me laisser !

Bois-d'Enghien
Allons ! allons ! donne-moi ça !

Lucette
Non !

Bois-d'Enghien
Si ! (Il a saisi le pistolet par le canon, Lucette le tire par la crosse, ce qui fait sortir l'éventail de sa gaine. Restant avec le pistolet en main, l'éventail sorti.)
Hein ?

Lucette
Oh !

Bois-d'Enghien
Un éventail !

Lucette (furieuse, trépignant de rage)
Tu sais, Fernand, tu sais…

Bois-d'Enghien (avec un rire sarcastique)
Ah ! ah ! ah ! voilà avec quoi elle se tue, un accessoire de théâtre !

Lucette (même jeu)
Tu sais, Fernand, tu sais…

Bois-d'Enghien
Ah ! ah ! ah ! c'est avec ça qu'elle se tue !… Va donc… cabotine !

Lucette (au comble de la colère)
Tu ne me reverras jamais ! (Elle disparaît dans l'escalier.)

Bois-d'Enghien
C'est ça, va donc… (Posant l'éventail sur la banquette et prenant la robe de chambre et les mules.)
Tu oublies ton peignoir !… (Il le lui jette par-dessus la rampe, dans la cage de l'escalier.)
et tes mules ! (Même jeu.)

Voix de Lucette
Oh !…

Bois-d'Enghien (reprenant l'éventail sur la banquette)
Ah ! là ! là !… Et dire que j'ai été assez bête pour donner dans ses suicides !… Avec un éventail ! Ah ! là ! là ! (Il a rentré l'éventail dans le canon et posé le pistolet sur le siège de droite.)
Enfin, j'aurai la paix maintenant. (Il est à l'extrême droite et va pour rentrer chez lui ; à ce moment, la fenêtre de son cabinet de toilette s'ouvre brusquement, un courant d'air s'établit et la porte se referme violemment. Il s'est précipité pour l'empêcher, mais il arrive juste à temps pour recevoir la porte sur le nez.)
Oh ! allons bon ! ma porte qui s'est fermée !… (Appelant et frappant à la porte.)
Ouvrez ! ouvrez !… Ah ! mon Dieu… Personne ! ma clé qui est sur la toilette… et Jean qui est dehors… (Ne sachant où donner de la tête.)
Mais je ne peux pas rester sur le palier dans cette tenue !… Que faire ?… mon Dieu ! que faire ? (Appelant dans la cage de l'escalier.)
Concierge, concierge !

Bouzin (après avoir frappé à la porte du fond du cabinet de toilette, passant timidement la tête)
Vous ne m'avez pas oublié, Monsieur de Bois-d'Enghien ?… Hein ? personne… Comment, il est parti ? (Voyant la fenêtre ouverte, il la referme.)

Bois-d'Enghien (effondré sur la banquette)
Ah ! mon Dieu !… Et dire qu'il y a une noce dans la maison !

Bouzin
Ma foi, je n'ai qu'une chose à faire, je reviendrai. (Il se dirige pour sortir vers la porte sur le palier.)

Bois-d'Enghien
Oh ! si je sonnais… Bouzin entendrait peut-être. (Il va à droite et sonne sans interruption.)

Bouzin (qui avait déjà la main sur le bouton de la porte, immédiatement pétrifié)
Mon Dieu ! ça doit être encore le général… et je suis seul ! (Il se sauve par le fond pour se réfugier dans le salon.)

Bois-d'Enghien (continuant de sonner)
Non, non, il ne viendra pas !… Parbleu, il entend ! mais il n'osera pas ouvrir… Ah ! bien, je suis bien, moi, je suis bien ! (Se penchant au-dessus de la rampe.)
Concierge ! concierge !… (Brusquement.)
Ah ! mon Dieu ! quelqu'un qui monte (Il se précipite dans l'escalier qui monte aux étages supérieurs, il disparaît un instant ; il reparaît presque aussitôt, absolument affolé.)
Toute la noce… toute la noce qui descend !… Je suis cerné !… je suis cerné !… (Il se fait tout petit dans l'embrasure de la porte de droite.)

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