ACTE I - Scène XIV
BOIS-D'ENGHIEN, puis LUCETTE.
Bois-d'Enghien (gagnant la droite)
Et maintenant, moi, j'ai préparé le terrain du côté de ce bonhomme-là, du Bouzin. Il n'y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s'agit d'aborder la rupture carrément.
Lucette (parlant à la cantonade)
C'est ça ! ce sera charmant ! Dépêchez-vous !
Bois-d'Enghien (s'asseyant sur le canapé, côté le plus éloigné)
Elle !… Par exemple, si je sais comment je vais m'y prendre ?
Lucette (descendant derrière le canapé et venant embrasser Bois-d'Enghien dans le cou)
Tu m'aimes ?
Bois-d'Enghien
Je t'adore !
Lucette
Ah ! chéri !… (Elle le quitte pour faire le tour du canapé et aller s'asseoir à gauche de Bois-d'Enghien.)
Bois-d'Enghien (à part)
C'est pas comme ça, en tous cas !…
Lucette (assise à sa gauche)
Que je suis heureuse de te revoir, là ! Je n'en crois pas mes yeux ! Vilain ! si tu savais le chagrin que tu m'as fait ! J'ai cru que c'était fini, nous deux !
Bois-d'Enghien (protestant hypocritement)
Oh ! "fini" !
Lucette (avec transport)
Enfin, je te r'ai ! Dis-moi que je r'ai ?
Bois-d'Enghien (avec complaisance)
Tu me r'as !
Lucette (les yeux dans les yeux)
Et que ça ne finira jamais ?
Bois-d'Enghien (même jeu)
Jamais !
Lucette (dans un élan de passion, lui saisissant la tête et la couchant sur sa poitrine)
Oh ! mon nan-nan !
Bois-d'Enghien
Oh ! ma Lulu !
(Lucette couche sa tête en se faisant un oreiller de ses deux bras sur la hanche de Bois-d'Enghien qui se trouve étendu sur ses genoux, de côté et très mal.)
Bois-d'Enghien (à part)
C'est pas ça du tout ! C'est pas ça du tout ! Je suis mal embarqué !…
Lucette (dans la même position et langoureusement)
Vois-tu, voilà comme je suis bien !
Bois-d'Enghien (à part)
Ah ! bien ! pas moi, par exemple !
Lucette (même jeu)
Je voudrais rester comme ça pendant vingt ans !… et toi ?
Bois-d'Enghien
Tu sais, vingt ans, c'est long !
Lucette
Je te dirais : "Mon nan-nan ! " ; tu me répondrais : "Ma Lulu !…" et la vie s'écoulerait.
Bois-d'Enghien (à part)
Ce serait récréatif !
Lucette (se remettant sur son séant, ce qui permet à Bois-d'Enghien de se redresser)
Malheureusement, ce n'est pas possible ! (Elle se lève, fait le tour du canapé, puis avec élan, à Bois-d'Enghien.)
Tu m'aimes ?
Bois-d'Enghien
Je t'adore !
Lucette
Ah ! chéri, va ! (Elle remonte au-dessus du canapé.)
Bois-d'Enghien (à part)
Pristi ! que c'est mal engagé !
Lucette (au milieu de la scène et au-dessus, d'un air plein de sous-entendu)
Alors…, viens m'habiller ?
Bois-d'Enghien ( comme un enfant boudeur)
Non !… pas encore !
Lucette (descendant)
Qu'est-ce que tu as ?
Bois-d'Enghien (même jeu)
Rien !
Lucette
Si ! tu as l'air triste !
Bois-d'Enghien (se levant et prenant son courage à deux mains)
Eh bien ! oui ! si tu veux le savoir, j'ai que cette situation ne peut pas durer plus longtemps !
Lucette
Quelle situation ?
Bois-d'Enghien
La nôtre (À part.)
Aïe donc ! Aïe donc ! (Haut.)
Et puisqu'aussi bien, il faut en arriver là un jour ou l'autre, j'aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lucette, il faut que nous nous quittions !
Lucette (suffoquée)
Quoi !
Bois-d'Enghien
Il le faut ! (À part.)
Aïe donc ! Aïe donc !
Lucette (ayant un éclair)
Ah ! mon Dieu !… tu te maries !
Bois-d'Enghien (hypocrite)
Moi ? ah ! la la ! ah ! bien ! à propos de quoi ?
Lucette
Eh bien ! pourquoi ? alors, pourquoi ?
Bois-d'Enghien
Mais à cause de ma position de fortune actuelle… ne pouvant t'offrir l'équivalent de la situation que tu mérites…
Lucette
C'est pour ça ! (Éclatant de rire, en se laissant presque tomber sur lui d'une poussée de ses deux mains contre les épaules.)
Ah ! que t'es bête !
Bois-d'Enghien
Hein ?
Lucette (avec tendresse, le serrant dans ses bras)
Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ?
Bois-d'Enghien
Oui, mais ma dignité !…
Lucette
Ah ! laisse là où elle est, ta dignité ! Qu'il te suffise de savoir que je t'aime (Se dégageant et gagnant un peu la gauche, avec un soupir de passion.)
Oh ! oui, je t'aime !
Bois-d'Enghien (à part)
Allons, ça va bien ! ça va très bien !
Lucette
Vois-tu, rien qu'à cette pensée que tu pourrais te marier ! (Retournant à lui et le serrant comme si elle allait le perdre.)
Ah ! dis-moi que tu ne te marieras jamais ! jamais !
Bois-d'Enghien
Moi ?… Ah ! bien !
Lucette (avec reconnaissance)
Merci ! (Se dégageant.)
Oh ! d'ailleurs si ça t'arrivait, je sais bien ce que je ferais !
Bois-d'Enghien (inquiet)
Quoi ?
Lucette
Ah ! ça ne serait pas long, va ! Une bonne balle dans la tête !
Bois-d'Enghien (les yeux hors des orbites)
À qui ?
Lucette
À moi, donc !
Bois-d'Enghien (rassuré)
Ah ! bon !
Lucette (qui s'est approchée de la table, prenant nerveusement le Figaro laissé par la baronne)
Oh ! ce n'est pas le suicide qui me ferait peur, si j'apprenais jamais, ou si je lisais dans un journal… (Elle indique le journal qu'elle tient.)
Bois-d'Enghien (à part, terrifié, mais sans bouger de place)
Sapristi ! un Figaro !
Lucette
Mais, je suis folle ; puisqu'il n'en est pas question, à quoi bon me mettre dans cet état ! (Elle rejette le Figaro sur la table et gagne la gauche.)
Bois-d'Enghien (se précipitant sur le Figaro et le fourrant entre sa jaquette et son gilet. À part)
Ouf !… Mais il en pousse donc ! il en pousse ! (Lucette s'est retournée au bruit. Bois-d'Enghien rit bêtement pour se donner une contenance.)
Lucette (revenant à lui, avec élan et se jetant dans ses bras)
Tu m'aimes ?
Bois-d'Enghien
Je t'adore !
Lucette
Ah ! chéri ! (Elle remonte.)
Bois-d'Enghien (à part)
Jamais !… jamais je n'oserai lui avouer mon mariage, après ça ! jamais ! (Il gagne la droite et se laisse tomber, découragé, sur le canapé.)