ACTE II - Scène XVII



BOIS-D'ENGHIEN, LUCETTE, puis la voix de LA BARONNE.

Lucette (revenant à elle)
Qu'ai-je eu ? qu'ai-je eu ?

Bois-d'Enghien (se précipitant à ses genoux)
Lucette !

Lucette (posant tendrement ses mains sur les épaules de Bois-d'Enghien, et d'une voix plaintive)
Toi ! toi ! c'est toi… mon chéri ?

Bois-d'Enghien
Lucette, pardonne-moi, je suis un grand coupable ! pardon.
(À ces mots, l'expression de la figure de Lucette change, on sent que la mémoire lui revient peu à peu.)

Lucette (brusquement, le repoussant, ce qui manque de le faire tomber en arrière)
Ah ! ne me parle pas ! Tu me fais horreur ! (Elle s'est levée et gagne la droite.)

Bois-d'Enghien (allant à elle en marchant sur les genoux, suppliant)
Lulu, ma Lulu !

Lucette (la parole hachée par l'émotion)
Ainsi, c'est vrai !… ce contrat qu'on signait tout à l'heure ?… c'était le tien !

Bois-d'Enghien (se levant et comme un coupable qui avoue)
Eh bien ! oui, là ! c'était le mien !

Lucette
C'était le sien ! Il l'avoue !… (Avec dégoût.)
Ah ! misérable !

Bois-d'Enghien (suppliant)
Lucette !

Lucette (l'arrêtant d'un geste, avec un rictus amer)
C'est bien ! je sais ce qu'il me reste à faire ! (Elle a un grand geste de la main qui signifie : "Le sort est jeté", et passe à gauche.)

Bois-d'Enghien (inquiet)
Quoi ?

Lucette (ouvrant son sac dans lequel elle fouille)
Tu sais ce que je t'ai promis ?

Bois-d'Enghien (à part)
Qu'est-ce qu'elle m'a donc promis ?

Lucette (d'une voix étranglée)
C'est toi qui l'auras voulu ! (Tirant un revolver de son sac et sanglotant.)
Adieu et sois heureux !

Bois-d'Enghien (se précipitant pour la désarmer, et lui paralysant les bras en la tenant à bras-le-corps)
Lucette ! Voyons, tu es folle, au nom du ciel !

Lucette (se débattant)
Veux-tu me laisser… veux-tu me laisser !

Bois-d'Enghien (tâchant de prendre l'arme, et cherchant en même temps tous les arguments pour la calmer)
Lucette… je t'en supplie… grâce !… d'abord par convenance… ça ne se fait pas chez les autres.

Lucette (avec un rire amer)
Ah ! ah ! c'est ça qui m'est égal !…

Bois-d'Enghien (affolé et la tenant toujours)
Et puis, écoute-moi !… quand tu m'auras entendu, tu verras… tu te rendras compte !… tandis que, si tu te tues, je ne pourrai pas t'expliquer…

Lucette (se dégageant)
Eh bien ! quoi ? quoi ?

Bois-d'Enghien (vivement)
Donne-moi ce pistolet !

Lucette (parant le mouvement de Bois-d'Enghien)
Non, non ! Parle ! parle, d'abord !

Bois-d'Enghien (avec désespoir)
Oh ! mon Dieu !

Voix de La Baronne (dans la coulisse)
Bois-d'Enghien ! Bois-d'Enghien !

Bois-d'Enghien (exaspéré)
Voilà ! voilà (Il remonte.)
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! (Haut, ouvrant la porte du fond et disparaissant à moitié.)
Voilà !

Lucette (n'en pouvant plus)
Oh ! j'ai chaud !… (Elle tire sur le guidon du revolver, ce qui fait sortir un éventail avec lequel elle s'évente nerveusement.)

Bois-d'Enghien (à la cantonade, avec mauvaise humeur)
Eh bien ! oui, tout de suite ! (Fermant la porte du fond.)
Ce qu'ils sont embêtants !

Lucette (à part)
Ah ! il n'est pas encore fait, ton mariage, mon bonhomme !… (Elle referme l'éventail, remet le revolver dans le sac et remonte au-dessus du guéridon, à gauche de la chaise longue où elle s'agenouille.)

Bois-d'Enghien (allant à elle et suppliant)
Lucette, je t'en prie ! du courage ! au nom de notre amour même !

Lucette (les bras en l'air, se laissant tomber tout de son long, à plat ventre, sur la chaise longue)
Notre amour ! est-ce qu'il existe encore ? (Elle sanglote la figure cachée dans ses bras, et ses bras croisés et appuyés sur le sommet du dossier de la chaise longue.)

Bois-d'Enghien (s'accroupissant derrière la chaise longue de façon à faire face à Lucette quand elle relèvera la tête)
Comment, s'il existe !

Lucette (relevant la tête avec des hoquets de douleur)
Puisque tu te maries !

Bois-d'Enghien (même jeu)
Eh bien ! qu'est-ce que ça prouve ? Est-ce que la main droite n'est pas indépendante de la main gauche ?… Je me marie d'un côté et je t'aime de l'autre !

Lucette (se redressant à moitié et les genoux sur la chaise longue, avec l'air d'abonder dans son sens ; d'une petite voix flûtée)
Oui ?

Bois-d'Enghien (avec une conviction jouée)
Parbleu ! (Il va la rejoindre à droite de la chaise longue en longeant le meuble.)

Lucette (à part, au public)
Oh ! comédien !

Bois-d'Enghien (à part, tout en allant la rejoindre)
Ce que je la lâche, une fois marié !… (Haut, en s'asseyant sur la chaise longue, côté droit.)
Ma Lulu !…

Lucette (à genoux, côté gauche de la chaise longue ; jouant son jeu pour lui donner le change)
Mon nannan !… Tu m'aimes ?…

Bois-d'Enghien
Je t'adore !

Lucette
Chéri, va ! (Elle se redresse, toujours à genoux, et sa main droite, en venant s'appuyer sur le guéridon, se pose sur le bouquet. À part.)
Oh ! quelle idée ! (Reprenant la comédie qu'elle joue et les deux bras autour du cou de Bois-d'Enghien.)
Alors, nous pourrons nous aimer encore comme autrefois ?…

Bois-d'Enghien (jouant la même comédie)
Mais dame !

Lucette (avec une joie feinte)
Oh ! quelle joie !… moi qui me disais… Tu ne sais pas ce que je me disais ? "C'est fini, nos amours d'autrefois ! "

Bois-d'Enghien
Nos amours ? Oh ! la, la, la, la !

Lucette (montrant le bouquet du général, en tenant toujours du bras gauche Bois-d'Enghien par le cou)
Tiens ! regarde ces fleurs des champs ! Elles ne te rappellent rien ?

Bois-d'Enghien (sur le même ton sentimental)
Si !… Elles me rappellent la campagne !

Lucette (avec un soupir, se redressant sur ses deux genoux et les bras en l'air, comme pour embrasser les images qu'elle évoque ; pendant que Bois-d'Enghien, le bras droit autour de sa taille, l'écoute, le corps un peu courbé)
Oui ! le temps où nous allions, comme deux étudiants, nous ébattre dans les blés !

Bois-d'Enghien (à part)
Ah ! voilà ce que je craignais : "Les petits oiseaux dans la prairie ; " les "Te souviens-tu ? "

Lucette (s'accroupissant à nouveau sur ses genoux pour rapprocher sa figure de la sienne en lui prenant le menton de la main droite)
Te souviens-tu… ?

Bois-d'Enghien (à part, le menton dans la main de Lucette)
Là, qu'est-ce que je disais ?…

Lucette
… Nous nous roulions dans l'herbe, et moi, je prenais un bel épi… comme ça… (Elle tire un épi de seigle du bouquet.)
Et je te le mettais dans le cou !… (Profitant de ce que Bois-d'Enghien l'écoute, la tête un peu baissée, elle lui plonge l'épi dans le cou.)

Bois-d'Enghien (se débattant)
Oh ! voyons, qu'est-ce que tu fais ?

Lucette (enfonçant toujours)
Et alors, il descendait… (Appuyant sur chaque syllabe en faisant au public un clignement de l'œil, comme pour dire : "Attends un peu ! " )
Il descendait…

Bois-d'Enghien (qui s'est levé, essayant de rattraper l'épi dans son cou)
Oh ! mais c'est stupide ! je ne peux pas le rattraper !

Lucette (seule, à genoux sur la chaise longue, hypocritement et d'une voix flûtée)
Vrai ? Il te gêne ?

Bois-d'Enghien
Mais dame !

Lucette (avec une compassion feinte)
Aaah !… (Changeant de ton.)
Eh ben !… Enlève-le !

Bois-d'Enghien (faisant des efforts désespérés pour retirer l'épi)
Comment, "enlève-le" ! il est sous mon gilet de flanelle !

Lucette (sur le ton le plus naturel)
Déshabille-toi !

Bois-d'Enghien (furieux)
Ah ! tu es folle ! Ici ? Quand ma soirée de contrat a lieu à côté… ?

Lucette (se levant et descendant en faisant le tour de la chaise longue)
Qu'est-ce que tu as à craindre ?… Nous fermons tout… (Elle remonte et ferme au fond et à gauche, puis redescendant.)
Si on vient, on trouvera ça tout naturel, puisqu'on sait que j'ai à m'habiller ; on croira que tu es parti !…

Bois-d'Enghien
Mais non, mais non !…

Lucette (avec lyrisme)
Ah ! tu vois bien que tu ne m'aimes plus !

Bois-d'Enghien
Mais si, mais si !

Lucette
Sans ça, tu ne regarderais pas à te déshabiller devant moi.

Bois-d'Enghien (toujours occupé de son épi qui le gêne et sur le même ton que son "Mais non, mais non ! " et son "Mais si, mais si ! )
Mon Dieu ! mon Dieu !… (Jouant des coudes pour faire descendre son épi.)
Oh ! mais c'est affreux, ce que ça pique !…

Lucette
Mais ne sois donc pas bête !… va derrière ce paravent, et cherche-le, ton épi !

Bois-d'Enghien (remontant)
Ah ! ma foi, tant pis ! je n'y tiens plus !… C'est bien fermé, au moins ?

Lucette
Mais oui, mais oui… (Bois-d'Enghien pénètre derrière le paravent dont il développe les feuilles autour de lui ; pendant ce temps Lucette a une pantomime au public, un geste expressif de possession, en même temps qu'elle murmure à voix basse : "Cette fois, je te tiens ! " Puis pendant ce qui suit, elle va doucement tourner la crémone de la porte du fond, puis tirer le verrou de la porte de gauche.)
Et moi-même je vais commencer à m'habiller pour les choses que j'ai à chanter ! (Elle est allée prendre sa jupe de théâtre dans l'armoire et redescend près de la chaise longue.)

Bois-d'Enghien (derrière le paravent)
C'est égal ! c'est raide, ce que tu me fais faire !

Lucette (enlevant la jupe qu'elle a sur elle)
Quoi ? pourquoi ? Tu as un épi qui te gêne, c'est tout naturel que tu le cherches.

Bois-d'Enghien
Oh ! oui ! tu as une façon d'arranger les choses !… (On aperçoit, au-dessus du paravent, sa chemise qu'il est en train d'enlever.)
Ah ! je le tiens, le coquin !

Lucette (de la chaise longue, avec une passion simulée)
Tu l'as ! ah ! donne-le moi ?

Bois-d'Enghien
Pourquoi ?

Lucette
Pour le garder, il a été sur ton cœur !

Bois-d'Enghien (tout en restant à demi abrité par le paravent, il paraît en pantalon et en gilet de flanelle, le fameux épi à la main)
Mais non ! je l'avais dans les reins. (Il fait mine de retourner derrière son paravent.)

Lucette
Donne-le tout de même !

Bois-d'Enghien (le lui apportant)
Le voilà !
(Il veut retourner au paravent, mais Lucette a mis le grappin sur sa main et d'un mouvement brusque l'attire à elle.)

Lucette (avec une admiration feinte)
Oh ! que tu es beau comme ça !

Bois-d'Enghien (fat)
Oh ! voyons !… (Il fait mine de retourner, Lucette l'attire de nouveau à elle.)

Lucette (même jeu)
Est-il beau ! mon Dieu, est-il beau !

Bois-d'Enghien
Je t'assure ! Si on entrait… c'est bien fermé ?

Lucette
Mais oui, mais oui… (L'attirant contre elle.)
Ah ! te sentir là près de moi… (Se frappant sur la poitrine de la main droite, tout en le tenant de la main gauche.)
Tout à moi !… en gilet de flanelle !…

Bois-d'Enghien
Oh ! voyons !

Lucette
Et quand je pense… quand je pense que tout cela va m'être enlevé. Oh ! non, non, je ne veux pas… je ne veux pas !… (Elle l'a saisi n'importe comment par le cou, ce qui le fait glisser à terre, tandis qu'elle se laisse tomber assise sur le canapé, paralysant ses mouvements en le tenant toujours par le cou.)
Mon Fernand, je t'aime, je t'aime, je t'aime. (Elle finit par le crier.)

Bois-d'Enghien (affolé)
Mais tais-toi donc ! mais tais-toi donc ! Tu vas faire venir !

Lucette (criant)
Ça m'est égal ! qu'on vienne !… On verra que je t'aime. Oh ! mon Fernand ! je t'aime, je t'aime !… (Elle sonne, la main droite appuyée sur le timbre électrique qui retentit tant et plus.)

Bois-d'Enghien (à genoux et toujours tenu par le cou, perdant la tête)
Allons, bon ! le téléphone, à présent !… On sonne au téléphone ! Oh ! la, la !… mais tais-toi donc ! tais-toi donc !
(Pendant tout ce qui précède, cris continus de Lucette.)

Voix au dehors
Qu'est-ce qu'il y a ? Ouvrez !

Bois-d'Enghien
On n'entre pas ! Mais tais-toi donc ! Mais tais-toi donc !
(La porte du fond cède et tous les personnages de la soirée paraissent à l'embrasure. Marceline paraît à gauche.)

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