ACTE I - Scène VIII



FIRMIN, MADAME DUVERGER, puis BOUZIN.

Firmin (à madame Duverger qui le précède)
C'est que madame est en train de déjeuner et elle a du monde.

Madame Duverger (contrariée)
Oh ! combien je regrette ! mais il faut absolument que je la voie, c'est pour une affaire qui ne peut être différée.

Firmin
Enfin, Madame, je vais toujours demander… Qui dois-je annoncer ?

Madame Duverger
Oh ! Mme Gautier ne me connaît pas… Dites tout simplement que c'est une dame qui vient lui demander le concours de son talent pour une soirée qu'elle donne.

Firmin
Parfaitement, Madame ! (Il indique le siège de droite de la table et va pour entrer dans la salle à manger. On sonne. Il rebrousse chemin et se dirige vers la porte du fond, à droite.)
Je vous demande pardon un instant.

Madame Duverger (s'assied, regarde un peu autour d'elle, puis histoire de passer le temps, elle entr'ouvre un Figaro qu'elle a apporté, le dépliant à peine comme une personne qui n'a pas l'intention de s'installer pour une lecture. Après un temps)
Tiens, c'est vrai, "le mariage de ma fille avec M. Bois-d'Enghien", c'est annoncé, on m'avait bien dit !… (Elle continue de lire à voix basse avec des hochements de tête de satisfaction.)

Bouzin (à Firmin qui l'introduit)
Enfin, voyez toujours, si on peut me recevoir… Bouzin, vous vous rappellerez !

Firmin
Oui, oui !

Bouzin
Pour la chanson : "Moi, j'piqu' des épingues ! "

Firmin
Oui, oui !… Si Monsieur veut entrer ? il y a déjà madame qui attend.

Bouzin
Ah ! parfaitement ! (Il salue Mme Duverger qui a levé les yeux et rend le salut. Sonnerie différente des précédentes.)

Firmin (à part)
Allons bon, voilà qu'on sonne à la cuisine, je ne pourrai jamais les annoncer. (Il sort par le fond droit. Mme Duverger a repris sa lecture. Bouzin, après avoir déposé son parapluie dans le coin du piano, s'assied sur la chaise qui est à côté du canapé. Moment de silence.)

Bouzin (promène les yeux à droite, à gauche. Son regard s'arrête sur le journal que lit Mme Duverger, il tend le cou pour mieux voir, puis, se levant et s'approchant de Mme Duverger)
C'est… le Figaro que Madame lit ?

Madame Duverger (levant la tête)
Pardon ?

Bouzin (aimable)
Je dis : "C'est… c'est le Figaro que Madame lit ? "

Madame Duverger (étonnée)
Oui, Monsieur. (Elle se remet à lire.)

Bouzin
Journal bien fait !

Madame Duverger (indifférente avec un léger salut)
Ah ? (Même jeu.)

Bouzin (revenant à la charge)
Journal très bien fait !… il y a justement, à la quatrième page, une nouvelle… je ne sais pas si vous l'avez lue ?

Madame Duverger (légèrement railleuse)
Non, Monsieur, non.

Bouzin
Non ?… pardon, voulez-vous me permettre ? (Il prend le journal qu'il déplie sous le regard étonné de Mme Duverger.)
Voilà, au courrier des théâtres, c'est assez intéressant ; voilà : "Tous les soirs, à l'Alcazar ; grand succès pour Mlle Maya dans sa chanson : "Il m'a fait du pied, du pied, du pied… il m'a fait du pied de cochon, truffé. " (À Mme Duverger, d'un air plein de satisfaction, en lui tendant le journal.)
Tenez, Madame, si vous voulez voir par vous-même.

Madame Duverger (prenant le journal)
Mais pardon, Monsieur, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse que mademoiselle je ne sais pas comment chante, qu'on lui a fait du pied, du pied, du pied, du pied de cochon, truffé ?

Bouzin
Comment ?…

Madame Duverger
Ça doit être quelque stupidité !

Bouzin
Oh ! ça non !

Madame Duverger (avec doute)
Oh !

Bouzin (très simplement)
Non… c'est de moi !

Madame Duverger
Hein ?… Oh ! pardon, Monsieur ! J'ignorais que vous fussiez littérateur !

Bouzin
Littérateur par vocation ! mais clerc de notaire par état.
(Firmin reparaît, portant un superbe bouquet.)

Bouzin et Madame Duverger (à Firmin)
Eh bien ?

Firmin (au-dessus du canapé)
Je n'ai pas encore pu voir madame, on avait sonné à la cuisine pour ce bouquet.

Madame Duverger
Ah ? (Elle reprend sa lecture.)

Bouzin (indiquant le bouquet)
Mâtin ! il est beau ! vous en recevez beaucoup comme ça ?

Firmin (simplement)
Nous en recevons beaucoup, oui, Monsieur.

Bouzin
C'est au moins Rothschild qui envoie ça ?

Firmin (avec indifférence)
Je ne sais pas, Monsieur, il n'y a pas de carte : c'est un bouquet anonyme. (Il va déposer le bouquet sur le piano.)

Bouzin
Anonyme ? Non, il y a des gens assez bêtes pour faire ça !

Madame Duverger (à Firmin)
Si vous alliez annoncer, maître d'hôtel ?

Firmin (il remonte comme pour entrer dans la salle à manger)
C'est juste, Madame !

Bouzin (courant à lui et au 3)
Ah ! oui, vous vous rappellerez mon nom ?

Firmin
Oui, oui, "monsieur Bassin ! "

Bouzin
Non, "Bouzin ! "

Firmin
Euh ! "Bouzin" parfaitement !

Bouzin (posant son chapeau sur la chaise près du canapé)
Attendez, je vais vous donner ma carte. (il cherche une de ses cartes.)

Firmin
Non, c'est inutile, "Bouzin", je me souviendrai, pour la chanson : "Moi j'pique des épingues ! "

Bouzin
Parfaitement ! (Firmin sort par la porte du fond à droite, Bouzin le poursuivant presque jusque la porte.)
Mais je vous assure qu'avec ma carte… (Redescendant derrière le canapé, tout en remettant la carte dans son portefeuille.)
Il va écorcher mon nom, c'est évident ! (Regardant le bouquet.)
Le beau bouquet, tout de même ! (Il se dispose à remettre son portefeuille dans sa poche, quand une idée traverse son cerveau ; il s'assure que la baronne, qui est à sa lecture, ne le regarde pas, il retire sa carte et la fourre dans le bouquet, puis descendant.)
Après tout, puisque c'est anonyme, autant que ça profite à quelqu'un ! (Il remet son portefeuille dans sa poche. — Moment de silence. Tout d'un coup, il se met à rire, ce qui fait lever la tête à Mme Duverger.)
Non, je ris en pensant à cette chanson : "Moi je pique des épingues ! " (Un temps. La baronne se remet à lire. Nouveau rire de Bouzin.)
Vous vous demandez sans doute, ce que c'est que cette chanson : "Moi je pique des épingues" !

Madame Duverger
Moi ? pas du tout, Monsieur ! (Elle fait mine de reprendre sa lecture.)

Bouzin (qui s'est avancé jusqu'à la baronne)
Oh ! Il n'y aurait pas d'indiscrétion ! C'est une chanson que j'ai écrite pour Lucette Gautier… Tout le monde me disait : "Pourquoi n'écrivez-vous pas une chanson pour Lucette Gautier ? "… et de fait, il est évident qu'elle sera ravie de chanter quelque chose de moi… Alors, j'ai fait ça ! (Même jeu pour la baronne.)
Tenez, rien que le refrain pour vous donner un aperçu…
(La baronne en désespoir de cause plie son journal et le pose sur la table.)
Moi, j'piqu'des éping'
Dans les p'lot'des femm's que j'disting'(Parlé.)
L'air n'est pas encore fait (Récitant avec complaisance.)
Chacun sa façon de se divertir,
Quand j'piqu'pas d'éping', moi, j'ai pas d'plaisir !
(Il rit d'un air enchanté.)

Madame Duverger (approbative par complaisance)
Aah !

Bouzin (quêtant un compliment)
Quoi ?

Madame Duverger (même jeu, ne sachant que dire)
Ah ! Oui !

Bouzin
N'est-ce pas ? (Après un temps.)
Mon dieu, je ne dirai pas que c'est pour les jeunes filles.

Madame Duverger
Ah ?

Bouzin
Et encore les jeunes filles, il faut bien se dire ceci : à celles qui ne comprennent pas, ça ne leur apprend pas grand'chose, et à celles qui comprennent, ça ne leur apprend rien du tout.

Madame Duverger
C'est évident !

Bouzin (brusquement, après un temps pendant lequel il considère la baronne)
Je vous demande pardon, Madame, de mon indiscrétion, mais votre visage ne m'est pas inconnu… Est-ce que ce n'est pas vous qui chantez à l'Eldorado : "C'est moi qui suis le drapeau de la France".

Madame Duverger (réprimant une envie de rire et tout en se levant)
Non, Monsieur, non ! je ne suis pas artiste… (Se présentant.)
Baronne Duverger…

Bouzin
Ah ? ça n'est pas ça, alors ! (Il s'incline et remonte. Au même moment, Firmin revient à la salle à manger, un papier plié en long à la main.)

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