ACTE I - Scène XVI



Les Mêmes, FIRMIN, puis MARCELINE, LE GÉNÉRAL et ANTONIO, puis LUCETTE.

Firmin (annonçant)
Le Général Irrigua !

De Chenneviette
Lui ! faites-le entrer ! (Fausse sortie de Firmin. Vivement.)
Non ! quand nous serons partis ! (À Bois-d'Enghien.)
Venez, venez… passons par là !

Bois-d'Enghien
Pourquoi ?

De Chenneviette
Parce que !… nous gênons !… nous sommes de trop !…

Bois-d'Enghien
Hein !… est-ce que ce serait… ?

De Chenneviette
Parfaitement !… C'est l'occasion ! là !

Bois-d'Enghien
Fichtre !… Filons ! (Ils s'esquivent furtivement par le fond, comme deux complices.)

Marceline (entrant de droite au moment où Firmin se dispose à faire entrer le général)
Qui est-ce qui a sonné, Firmin ?

Firmin
Le Général Irrigua, Mademoiselle !

Marceline
Le Général ! vite ! faites-le entrer et allez prévenir ma sœur. (Elle descend entre le piano et le canapé.)

Firmin
Si Monsieur veut entrer…

Le Général
Bueno ! Yo entre !… (Il entre suivi d'Antonio portant deux bouquets, un énorme et l'autre tout petit ; il tient ce dernier derrière son dos.)

Marceline (faisant une révérence)
Général !

Le Général (la reconnaissant)
Ah ! madame la sor ! Yo souis bieng la vôtre ! (Appelant Firmin.)
Carçonne ! (Firmin ne répond pas. Élevant la voix.)
Carçonne !… Valé de pied !

Firmin (redescendant)
Ah ! c'est moi… ?

Le Général
Natourellement, c'est vous ! ça n'est pas moi ! (À part.)
Qué bruta este hombre ! (Haut.)
Allez dire mâdâme la maîtresse, yo souis là !

Firmin
Oui, Monsieur ! (À part, en se dirigeant vers la chambre de Lucette.)
C'est un général auvergnat, ça ! (Haut, apercevant Lucette qui sort de sa chambre.)
Ah ! voilà madame ! (Il sort au fond.)

Le Général (à Lucette qui s'arrête, étonnée, en voyant le général)
Elle ! Ah ! Mâdâme, cette chour est la plouss belle dé ma vie !

Lucette (interrogeant du regard)
Pardon, Monsieur… ?

Marceline (le présentant)
Le Général Irrigua, Lucette.

Le Général (s'inclinant)
Soi-même !

Lucette
Ah ! Général, je vous demande pardon ! (Saluant Antonio, au fond n° 2.)
Monsieur !…

Le Général ( redescendant un peu)
C'est rienne ! Moun interprète !

Lucette
Général, je suis ravie de faire votre connaissance !

Le Général
Ah ! lé ravi il est pour moi, Mâdâme ! (À Antonio.)
Antonio… les bouquettes… (Antonio passe le gros bouquet, sans laisser voir le petit, à Lucette.)
Permettez-moi quelques flors môdiques qué yo vous prie, qué… qué yo vous offre !

Lucette (prenant le bouquet)
Ah ! Général !

Le Général (prenant le bouquet minuscule que lui tend Antonio et le présentant à Marceline)
Et… yo l'ai pensé aussi à la sor !

Marceline (prenant le bouquet)
Pour moi ?… oh ! Général, vraiment !

Le Général (à Marceline)
Il est plouss pétite qué l'autre… mais il est plouss portatif !… (À Antonio.)
Antonio, allez attendre à ma disposition dans la vestiboule !

Antonio
Buéno ! (Il sort.)

Lucette
Que c'est aimable à vous !… Justement, j'adore les fleurs !

Le Général (galamment)
Qué né le souis-je !…

Marceline (respirant le parfum de son bouquet et minaudant. Au général)
Moi aussi, je les adore…

Le Général (par-dessus son épaule)
Oui, mais yo n'ai dit ça qué pour Madame.

Lucette (qui a enlevé les épingles qui fermaient le bouquet, passant au 2)
Oh ! vois donc ! Marceline ! Est-ce beau ?

Le Général
Cé lé sont vos souchèttes qué yo mets à vos pieds.

Lucette (riant)
Mes sujettes ?…

Le Général
Bueno… cé le sont des rosses qué yo mets aux pieds de la reine des rosses !

Lucette et Marceline (minaudant)
Aah !

Le Général (content de lui)
C'est oun mott !

Lucette
Vous êtes galant, Général !

Le Général
Yo fait cé qu'onn peut !

Marceline (à part)
C'est égal, il ferait bien de prévenir qu'il a de l'accent !

Lucette (à Marceline)
Laisse-nous, Marceline !

Marceline
Moi ?

Le Général (avec un geste de grand seigneur)
Laisse-nous… la sor !…

Marceline
Hein !

Le Général (très poli mais sur un ton qui n'admet pas de réplique)
Allez-vous-s'en !… mamoisselle ! (Il passe au deux, derrière Lucette.)

Marceline
Ah ? bon !… (À part.)
Oh ! c'est un sauvage ! (Elle sort par la droite pendant ce temps, Lucette met le bouquet dans le vase qui est sur la console. — Le Général est remonté au-dessus du canapé et attend que Marceline soit partie.)

Le Général (brusquement, à Lucette qui est revenue à droite de la table)
Vouss ! C'est vouss ! qué yo souis la… près de vouss… ounique !

Lucette (s'asseyant à droite de la table)
Asseyez-vous donc, je vous en prie !

Le Général (avec passion)
Yo no pouis pas !

Lucette (étonnée)
Vous ne pouvez pas ?

Le Général (même jeu)
Yo no pouis pas ! Yo souis trop émoute ! Ah ! quand yo recevous cette lettre de vouss ! Cette lettre ousqué il m'accordait la grâce dé… oune entrefou pour tous les deusses ! Ah ! Caramba ! caramba !… (Ne trouvant pas de mot pour exprimer ce qu'il ressent.)
Qué yo no pouis dire.

Lucette
Eh ! qu'avez-vous ? Vous semblez ému.

Le Général
Yo le souis ! porqué yo vouss s'aime Loucette, et qué yo vois que yo souis là… tous les deusses… ounique ! (Devenant entreprenant.)
Loucette !

Lucette (vivement, se levant et passant à gauche de la table)
Prenez garde, Général, vous abordez là un terrain dangereux !

Le Général (descendant un peu à droite)
Eh ! yo n'ai pas peur lé dancher ! Dans mon pays yo l'étais ministre de la Gouerre !

Lucette (redescendant en passant au-dessus de la table)
Vous !

Le Général (s'inclinant)
Soi-même !

Lucette
Ah ! Général… quel honneur… Un ministre de la Guerre !

Le Général (rectifiant)
Ess… Ess !

Lucette (qui ne comprend pas)
Quoi "Ess" ?

Le Général
Ess-ministre !… yo no le souis plus.

Lucette (sur un ton de condoléance)
Ah ?… Qu'est-ce que vous êtes, alors ?

Le Général
Yo souis condamné à morté.

Lucette (reculant)
Vous ?

Le Général (avec un geste pour la rassurer)
Eh ! oui ! tout ça, porqué yo lo souis venou en France por achéter por moun gouvernement deusse courrassés, troiss croisseurs et cinq tourpilleurs.

Lucette (ne saisissant pas le rapport)
Eh bien ?

Le Général
Buéno ! yo les ai perdous au pacarat.

Lucette
Perdus au baccarat !… (Sur une ton de reproche.)
Oh ! Et comment avez-vous fait ?

Le Général (avec la plus naïve inconscience)
Yo l'ai pas ou de la chance ; voilà !… au pacarat c'est touchours le même : quand yo l'ai houit, il a nef ! et porqué ça, yo l'ai perdou beaucoup de l'archent.

Lucette (s'asseyant à droite de la table)
C'est mal, ça, Général.

Le Général (sur un ton dégagé)
Basta, rienne pour moi ! yo l'ai touchours assez peaucoup, porqué yo pouisse la mettre à la disposition de usted.

Lucette
À ma disposition ?

Le Général (grand seigneur)
Toute !

Lucette
Mais à quel titre ?

Le Général (avec chaleur)
À la titre que yo pouisse vous aimerr… porqué yo vouss s'aime, Lucette ! mon cœur elle est trop petite pour contiendre tout ce que yo l'ai de l'amour !… Par la charme qu'elle est à vouss, vous m'avez priss… vous m'avez… vous m'avez… (Changeant de ton.)
Pardon ! oun moment… oun moment. (Il remonte au fond.)

Lucette (à part)
Eh bien ! où va-t-il ?

Le Général (ouvrant la porte et appelant)
Antonio ?

Antonio (à la porte du vestibule)
Chénéral ?

Le Général (en espagnol)
Cómo se dice "subjugar" en francès ?

Antonio
"Subjuguer", Général.

Le Général (lui faisant signe qu'il peut retourner dans le vestibule)
Bueno ! gracías, Antonio !

Antonio
Bueno ! (Il sort.)

Le Général (à Lucette, reprenant brusquement sur le ton de la passion)
Vous m'avez "souchouqué" ; aussi tout ce qu'il est à moi est à vouss ! Ma vie, mon argent, chusqu'au dollar la dernière, chusqu'à la missère que yo l'aimerais encore porqu'elle venirait de vouss !

Lucette (hochant la tête, pleine de doutes)
La misère ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c'est !

Le Général (descendant à droite)
Oh ! pardone ! yo le sais ! yo l'ai pas tuchurs été riche. Avant que yo le sois entré dans l'armée… comme chénéral ! yo l'avais pas de l'archent, quand yo l'étais professor modique et que yo l'ai dû pour vivre aller dans les familles… où yo donnais des léçouns de francess.

Lucette (retenant son envie de rire)
De français ? Vous le parliez donc ?

Le Général (bien naïvement)
Yo vais vous dire ; dans moun pays, yo le parlais bienn ; ici, yo no sais porqué, yo le parlé mal.

Lucette (riant)
Ah ! c'est ça ! asseyez-vous donc !

Le Général (exalté)
Yo ne pouis pas ! Defant vous, yo no pouis être assisse qu'à chénoux. (Il s'agenouille devant elle.)
Fous l'est la divinité qué l'on s'achénouille là dévant… oun sainte qué l'on adore…

Lucette
Ah ! Général !

Le Général (froidement)
Où il est votre chambre ?

Lucette (suffoquée)
Hein ?

Le Général (avec passion)
Yo diss : où il est votre chambre ?

Lucette
Mais, Général, en voilà une question !

Le Général
C'est l'amor qu'il parle par ma bouche porqué c'est là qué yo voudrais vivre ! Porqué la champre de la peauté qué l'on l'aime, il est comme le… comme le… (Se levant.)
Pardon, oun moment, oun moment !

Lucette (à part, railleuse)
Ah ? bon !

Le Général (qui est remonté et a ouvert la porte du fond)
Antonio ?

Antonio (comme précédemment)
Chénéral ?

Le Général
Cómo se dice "tabernáculo" en francés ?

Antonio
Bueno ! "tabernacle", Chénéral.

Le Général
Bueno ! gracías, Antonio.

Antonio
Bueno ! (Il sort.)

Le Général (allant sans mot dire et bien froidement se remettre aux genoux de Lucette, comme il était précédemment, puis une fois installé, éclatant )
Il est comme la taberlac, où il est la relichion, la déesse qu'on l'adore.

Lucette (posant sa main droite, qui a la bague, sur la main du général qui tient sa main gauche)
Ah ! général, vous savez tout racheter par une galanterie.

Le Général (qui regarde la bague au doigt de Lucette)
Tuchurs ! (Se levant.)
Ça même fait qué yo pense qué yo vois qué vous l'avez là à lé doigt oun bâgue.

Lucette (d'un air détaché, se levant)
Une bague ! Ah ! là… Ah ! oui ! oh !

Le Général
Elle est cholie, fous troufez ?

Lucette (même jeu, descendant un peu à gauche)
Pfeu ! c'est une babiole !

Le Général (hochant la tête)
Oun bâpiole ?… Qu'est-ce que c'est oun bâpiole ?

Lucette
Oui, enfin une bagatelle !

Le Général (même jeu)
Oun bâcatil… Si… si !… (Changeant de ton.)
Pardon, oun moment… oun moment ! (Allant au fond et appelant.)
Antonio ?

Antonio (comme précédemment)
Chénéral ?

Le Général
Cosa significa "oun bâcatil" en espagnol ?

Antonio
Oun bâcatil ? Qu'est-ce que c'est "oun bâcatil" ?

Lucette (sans bouger de place)
Non, je dis au général que c'est une bagatelle.

Antonio (comprenant)
Ah ! "une bagatelle ! " (Traduisant.)
La Señora dice a usted que es… poca cosa.

Le Général (comme s'il n'avait jamais connu que ce mot-là)
Ah ! si ! si… oun bâcatil… Si… si… (À Antonio et lui faisant signe de sortir.)
Bueno ! bueno ! bueno ! gracías, Antonio !

Antonio
Bueno ! (Il sort.)

Le Général (descendant, à Lucette, même jeu)
Oun bâcatil, si, si !

Lucette
J'y tiens surtout à cause du souvenir qui s'y rattache.

Le Général (ému)
Ah ! c'est bienne, Loucette.

Lucette
Elle me vient de ma mère !

Le Général (ahuri)
Qu'ouss qué tou dis ?

Lucette (surprise)
Général ?

Le Général
La bâgue là ! ça l'est moi qué yo l'ai envoyée cet matin dans oun bouquette.

Lucette
Vous ?

Le Général
Natourellement.

Lucette (passant à droite)
Hein, c'est lui ? c'est vous ? vous ? lui ?

Le Général (descendant au 1)
Bueno, yo diss !

Lucette (à part)
Oh ! c'est trop fort !… et Bouzin, alors ?… Il a eu l'audace de… Oh ! c'est trop fort… Ah ! bien, attends, sa chanson ! non, cet aplomb !

Le Général (voyant son agitation)
Qu'oust-ce qué vous l'avez ?

Lucette
Rien ! rien !

Le Général (galamment, mais avec une pointe de raillerie)
Bueno, il vient donc pas le bague de la mère ?

Lucette
La bague, là… Oh ! pas du tout ! non ! je croyais que vous vouliez parler d'une autre… Oh ! celle-là, non, non, mais je ne savais pas que c'était vous que j'avais à en remercier.

Le Général (modeste)
Oh ! rienne du toute !… (Gagnant la gauche et avec un geste de grand seigneur.)
C'est oun bâcatil ! (Revenant à elle.)
Et yo me permets d'apporter la bracélette qu'elle va avec. (Il offre un autre écrin qu'il tire de la poche d'un des pans de sa redingote.)

Lucette (prenant l'écrin)
Ah ! Général, vraiment vous me comblez ! mais qu'est-ce que j'ai pu faire pour mériter ?…

Le Général (très simple)
Yo vous s'aime ! voilà !

Lucette
Vous m'aimez ? (Avec un soupir.)
Ah ! Général, pourquoi faut-il que cela soit…?

Le Général (avec une logique sans réplique)
Porqué céla est.

Lucette
Non, non, ne dites pas ça !

Le Général (froidement décidé)
Yo lo disse !

Lucette (lui tendant l'écrin qu'il vient de lui donner)
Alors, Général, remportez ces présents que je n'ai pas le droit d'accepter !

Le Général (repoussant l'écrin et haletant)
Porqué ? Porqué ?

Lucette
Parce que je ne peux pas vous aimer !

Le Général (bondissant)
Vous disse ?

Lucette (courbant la tête)
J'en aime un autre. (Elle met sans affectation l'écrin dans sa poche.)

Le Général
Oun autre ! Vousse !… oun homme ?

Lucette
Naturellement.

Le Général (passant au 2)
Caramba !… Quel il est cet homme… que yo le visse… qué yo le sache…

Lucette
Général, calmez-vous !

Le Général (avec désespoir)
Ah ! oun mé l'avait bienn disse qu'il était oun homme à vouss, oun homme chôli.

Lucette
Oh ! oui, joli !

Le Général
Mais yo l'avais cru qué nonn… porqué yo l'avais récevou votre lettre… et il essiste ! il essiste ! Oh ! Quel il est cet homme ?

Lucette
Voyons, Général, je vous en prie…

Le Général (avec un rugissement de rage)
Oh !

Lucette (appuyant gentiment ses deux mains sur son épaule)
Qu'il vous suffise de savoir que si j'avais eu le cœur libre, je ne vous aurais préféré personne.

Le Général (avec un désespoir contenu)
Ah ! Loucette, qué vous mé donnez mal au cœur !

Lucette
Est-ce ma faute ? Voyez-vous, tant que je l'aimerai, je ne pourrai pas en aimer un autre.

Le Général (luttant un peu avec lui-même, puis avec résignation)
Bueno ! Combienne de temps il faut à vous pour ça ?

Lucette (avec passion)
Combien de temps ? Oh ! je l'aimerai tant qu'il vivra.

Le Général (très positif)
Bueno ! Yo so maintenant qué yo dois faire.

Lucette
Quoi ?

Le Général (même jeu)
Rienne ! Yo se.

Lucette (à part, se rapprochant de la table)
Ah ! mon Dieu, il me fait peur !

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