ACTE I - Scène X
DE CHENNEVIETTE, LUCETTE, BOIS-D'ENGHIEN, DE FONTANET
De Chenneviette (ouvrant la porte toute grande)
Tout le monde est parti, nous pouvons entrer !
Tous (avec satisfaction)
Ah ! (Ils entrent, parlant tous à la fois et tenant chacun une tasse de café à la main. Chenneviette va à la cheminée, Fontanet descend à gauche de la table.)
Lucette (à Bois-d'Enghien)
Qu'est-ce que tu as, mon chéri, on dirait que tu es triste ?
Bois-d'Enghien
Moi, pas du tout ! (À part.)
Seulement je suis embêté à la perspective de rompre tout à l'heure ! (Il va s'asseoir sur le canapé.)
Lucette (qui est passée derrière le canapé, l'enlaçant brusquement par le cou au moment où il va avaler une gorgée de son café)
Tu m'aimes ?
Bois-d'Enghien
Je t'adore ! (À part.)
Je ne sais pas comment je vais lui faire avaler ça ! (Lucette fait le tour et vient se mettre à genoux sur le canapé à la droite de Bois-d'Enghien.)
De Fontanet (qui est assis à gauche de la table, apercevant le bouquet et brusquement)
Oh ! le superbe bouquet !
Tous
Où ça ? où ça ?
De Fontanet (l'indiquant)
Là ! là !
Tous (regardant dans la direction)
Oh ! superbe !
Lucette
Tiens qui est-ce qui a envoyé ça ?
De Chenneviette (qui est allé prendre le bouquet sur le piano, descendant avec, au milieu de la scène)
Attends, il y a une carte ! (Lisant.)
Camille Bouzin, officier d'Académie ! (Il s'incline en faisant claquer sa langue en signe d'admiration railleuse)
132, rue des Dames !
Lucette (prenant le bouquet que lui présente Chenneviette)
Comment, c'est Bouzin ?… Oh ! vraiment, je suis touchée, le pauvre garçon, moi qui lui ai fait rendre sa chanson d'une façon si…
De Chenneviette (achevant)
… Sans façon !
Lucette
Oui. (À Fontanet.)
Vous savez, c'est l'auteur de : "Moi j'pique des épingues" dont je vous ai lu un couplet pendant le déjeuner.
De Fontanet (se souvenant)
Ah ! oui ! oui !
Lucette (se dirigeant avec le bouquet vers la cheminée)
Mais aussi, c'est vrai, pourquoi est-elle aussi stupide sa chanson ? Si seulement il y avait quelque chose à en faire. (Respirant le bouquet.)
Oh ! il embaume ! (Subitement.)
Tiens, qu'est-ce qu'il y a donc dedans ?… un écrin ! (Elle le tire du bouquet et met ce dernier dans un des vases de la cheminée.)
Tous
Un écrin !
Lucette (redescendant à droite de la table)
Mais, oui ! (L'ouvrant.)
Oh ! non, c'est trop ! c'est trop ! regardez-moi ça : une bague rubis et diamants ! (Elle met la bague à son doigt.)
Tous
Oh ! qu'elle est belle !
Lucette (s'asseyant tout en lisant l'adresse marquée au fond de l'écrin)
Oh ! et de chez Béchambès encore !… Vraiment, je suis de plus en plus confuse !
De Chenneviette (au-dessus de la table)
C'est ce Bouzin qui envoie ça ?
Bois-d'Enghien
Ah ! çà, il est donc riche ?
Lucette
Dame ! à le voir, je ne m'en serais jamais doutée ! Il est toujours mis ! on lui donnerait deux sous !
De Chenneviette
Enfin, il est évident qu'il doit être riche pour faire des cadeaux pareils.
De Fontanet
Je dirai même plus : riche et amoureux !
Lucette (riant)
Vous croyez ?
Bois-d'Enghien (qui a gagné la droite, à part)
Tiens, tiens ! mais si on pouvait lancer ce Bouzin sur Lucette ! c'est ça qui me faciliterait ma retraite.
(Pendant l'a-parté de Bois-d'Enghien, Fontanet est remonté à la cheminée.)
Lucette
Mais, c'est cette chanson ! voyons ! il doit bien y avoir un moyen de l'arranger ?… avec un collaborateur qui la referait par exemple.
Bois-d'Enghien (assis sur le canapé)
Un tripatouilleur !
De Fontanet (descendant, en traînant derrière lui le pouf sur lequel il s'assied)
Attendez donc !… mais j'ai peut-être une idée ! pourquoi n'en ferait-il pas une chanson satirique… une chanson politique, par exemple ?
Lucette (assise à droite de la table)
Il a raison.
De Chenneviette (assis à gauche de la table)
En quoi ?
Lucette (à Chenneviette)
Attends, nous allons le savoir !
De Fontanet
Et comme c'est simple ! au lieu de : "Moi j'pique des épingles", il met : "Moi j'touche des épingles", et voilà, ça y est, ça devient d'actualité.
Tous (échangeant les uns avec les autres des regards approbatifs)
Mais oui !
De Fontanet (avec l'importance que donne le succès)
Vous savez : cet homme qui "pique des épingles dans les p'lotes des femmes qu'il distingue", c'est pas drôle ! c'est pas propre !… Tandis qu'avec… un député, par exemple : "Il touche des épingles". Eh bien ! au moins…
Bois-d'Enghien
… C'est propre.
Lucette
Excellente idée ! Il faudra que je lui soumette ça ! (Elle se lève.)
De Fontanet (se levant, en reculant un peu le pouf que Lucette va reporter à sa place devant la cheminée)
Oh ! des idées, ce n'est pas ça qui me manque ! c'est quand il s'agit de les mettre à exécution.
Bois-d'Enghien (qui s'est levé)
Ah ! parbleu ! comme beaucoup de gens !
De Fontanet
Pourtant, une fois j'ai essayé de faire une chanson, une espèce de scie… (À Bois-d'Enghien, bien dans la figure.)
Je me rappelle, c'était intitulé : "Ah ! pffu !! "
Bois-d'Enghien (qui a reçu le souffle en plein visage ne peut retenir un recul de tête qu'il dissimule aussitôt dans un sourire de complaisance à Fontanet ; puis à part, gagnant la droite)
Pff !! quelle drôle de manie ont les gens à odeur de vous parler toujours dans le nez !
Lucette (à Fontanet)
Et vous en vîntes à bout ?
De Fontanet (bien modeste)
Mon Dieu,… comme je pus !
Bois-d'Enghien (avec conviction)
Oh ! oui !
(Tout le monde pouffe de rire.)
De Fontanet (qui n'a pas compris, mais riant aussi)
Hein ? quoi ? pourquoi rit-on ?… Est-ce que j'ai dit quelque chose…?
Lucette (riant, indiquant Fernand assis sur le canapé)
Non… non… c'est Fernand qui n'est pas sérieux !
De Fontanet (regardant Bois-d'Enghien qui rit aussi, tout en lui faisant des signes de ne pas s'arrêter à ça)
Ah ! c'est ça, c'est lui qui n'est pas… Mais qu'est-ce que j'ai bien pu dire ? Euh ! euh !… Je n'y suis pas du tout !…
Lucette (le rire coupant ses paroles)
Mais je vous dis, ne cherchez pas ! ça n'en vaut pas la peine. (Voulant changer de conversation et toujours en riant.)
Tenez, parlons de choses plus sérieuses. On vous verra ce soir au concert ?
De Fontanet
Oh ! non, ce soir, impossible ! Je vais dans le monde.
Lucette (toujours sous l'influence du rire)
Du reste, je ne sais pas pourquoi je vous demande ça, je ne chante pas ce soir : c'est mon jour de congé.
De Fontanet
Oh ! bien, ça se trouve bien ! Moi, je vais chez une de mes vieilles amies, la baronne Duverger.
Bois-d'Enghien (qui riait aussi, changeant de visage, et à part, se levant vivement)
Sapristi ! ma future belle-mère !
De Fontanet
Elle donne une soirée à l'occasion du mariage de sa fille avec monsieur… Attendez donc, on m'a dit le nom…
Bois-d'Enghien (anxieux)
Mon Dieu !
De Fontanet (cherchant)
Monsieur… ? monsieur… ?
Bois-d'Enghien (passant entre lui et Lucette)
C'est bon, ça ne fait rien, ça nous est égal !
De Fontanet
Si, si, laissez donc ! c'est un nom dans le genre du vôtre !
Bois-d'Enghien
Mais non ! mais non ! c'est pas possible ! il n'y en a pas ! il n'y en a pas !
Lucette
Qu'est-ce que tu as, à être agité comme ça ?
Bois-d'Enghien
Je ne suis pas agité ; seulement, je sais bien ce que c'est ! c'est comme les gens qui vous disent : attendez-donc, c'est un nom qui commence par un Q…
De Fontanet (vivement)
C'est ça !
Bois-d'Enghien
… Duval !
De Fontanet
Ah ! non.
Bois-d'Enghien
Qu'est-ce ça nous fait le nom de ces gens-là, puisque nous ne les connaissons pas ?
(On sonne.)
De Chenneviette
Au fond, il a raison !
Bois-d'Enghien
Cherchez donc pas, allez ! cherchez donc pas !