ACTE II - Scène II
VIVIANE, LA BARONNE.
La Baronne (allant à Viviane, la regardant avec tendresse, l'embrasse, puis s'asseyant, près d'elle, sur la chaise longue)
Eh bien ! ma chérie, nous voilà arrivées au grand jour !
Viviane (indifférente)
Mon Dieu, oui !…
La Baronne (le bras passé autour de la taille de sa fille)
Tu es contente de devenir la femme de M. de Bois-d'Enghien ?
Viviane
Moi ?… Oh ! ça m'est égal !
La Baronne (ahurie)
Comment, ça t'est égal ?
Viviane (positive)
En somme, ça n'est jamais que pour en faire mon mari !
La Baronne
Eh bien ! mais… il me semble que ça suffit ! Ah ! çà pourquoi crois-tu donc qu'on se marie ?
Viviane
Oh ! pour faire comme tout le monde ! parce qu'il arrive un temps où, comme autrefois on a quitté sa bonne pour prendre une gouvernante, on doit quitter sa gouvernante pour prendre un mari.
La Baronne (renversée)
Oh !
Viviane
C'est une dame de compagnie… homme, voilà !
La Baronne
Mais il y a autre chose !… Et la maternité, qu'est-ce que tu en fais ?…
Viviane
Ah ! oui, la maternité, ça c'est gentil !… mais… qu'est-ce que le mari a à faire là-dedans ?
La Baronne
Comment, "ce qu'il a à faire" ?
Viviane (très logique)
Mais dame ! est-ce qu'il n'y a pas un tas de demoiselles qui ont des enfants et un tas de femmes mariées qui n'en ont pas !… Par conséquent, si c'était le mari… n'est-ce pas ?…
La Baronne (va pour lui répondre, puis ne trouvant rien, se levant et gagnant la droite)
Elle est déconcertante ! (À Viviane qui s'est levée.)
Enfin, en quoi ne te plaît-il pas, M. de Bois-d'Enghien ? Un beau nom ?…
Viviane (gagnant l'extrême gauche et avec une moue)
Pffeu ! noblesse de l'Empire !
La Baronne
Il est bien de sa personne !…
Viviane (remontant jusqu'au-dessus de la chaise longue)
Oh ! pour un mari, on est toujours assez bien !… Regarde dans n'importe quel ménage, quand il y a deux hommes, c'est toujours le mari qui est le plus laid… alors !…
La Baronne (qui est remontée parallèlement à sa fille, redescend)
Mais, ça n'est pas obligatoire ? Et puisqu'on se marie, autant chercher dans son époux son idéal complet, quand ça ne serait que pour éviter de le compléter ensuite !
Viviane (allant à elle)
Oh ! bien, oui ! mais comme moi, mon idéal d'homme, c'est justement toujours l'homme que je ne peux pas épouser…
La Baronne
Pourquoi ça ?
Viviane
Parce que tu me voudrais pas !… Moi, j'aurais désiré un homme très en vue…
La Baronne
Eh bien ! mais je comprends très bien ça… un artiste, par exemple.
Viviane
Non… un mauvais sujet.
La Baronne (bondissant)
Qu'est-ce que tu dis ?
Viviane
Un homme comme M. de Frenel, tiens ! (Mouvement de la baronne.)
Je le cite comme j'en citerais tant d'autres. Tu sais, celui que nous avons vu l'été dernier à Trouville ! Ah ! voilà un mauvais sujet qui m'aurait convenu.
La Baronne
Oh ! l'horreur… Un garçon qui a une réputation !…
Viviane (appuyant sur le mot)
Détestable ! oui, maman… C'est ça qui vous pose un homme…
La Baronne
Oh !
Viviane
Un monsieur dont on pouvait citer toutes les maîtresses !
La Baronne (scandalisée)
"Les maîtresses" ! Viviane, où as-tu appris à prononcer ces mots-là ?
Viviane (très naturellement)
Dans l'histoire de France, maman. (Récitant.)
Henri IV, Louis XIV, Louis XV, 1715-1774.
La Baronne (avec candeur)
Oh ! des rois ! donner un pareil exemple à des jeunes filles !
Viviane
Il paraît qu'il y en a même trois qui sont mortes pour lui !
La Baronne
Pour Louis XV ?
Viviane
Mais non !… pour M. de Frenel… deux d'un coup de revolver et la troisième d'indigestion. (Changement de ton.)
Aussi, ce que toutes les femmes couraient après lui, à Trouville !…
La Baronne (la ramenant à elle au moment où elle va pour gagner la gauche)
Mais toi, toi ! ça ne me dit pas comment il t'a plu ?
Viviane
Tiens ! c'est quand j'ai vu que toutes les femmes en avaient envie ! c'est comme en tout, ça ! Pourquoi désire-t-on une chose ? C'est parce que les autres la désirent… Qu'est-ce qui fait la valeur d'un objet ? C'est l'offre et la demande. Eh bien ! pour M. de Frenel…
La Baronne
Il y avait beaucoup de demandes ?
Viviane
Tu y es ! Alors je me disais : "Voilà comme j'aimerais un mari ! ", parce qu'un mari comme ça, c'est flatteur ! ça devient comme une espèce de légion d'honneur ! Et l'on est doublement fier de l'obtenir : d'abord pour la distinction dont on est l'objet, et puis… parce que ça fait rager les autres !…
La Baronne
Mais c'est de la vanité, ça ! ce n'est pas de l'amour !…
Viviane
Je te demande pardon, c'est ça, l'amour ! C'est quand on peut se dire : "Ah ! ah ! cet homme-là, vous auriez bien voulu l'avoir… Eh bien ! c'est moi qui l'ai, et vous ne l'aurez pas ! " (Avec une petite révérence.)
C'est pas autre chose, l'amour !
La Baronne (descendant un peu)
Qu'est-ce que tu veux, tu me déconcertes !
Viviane (la rejoignant par derrière, et comme une enfant câline, la tête par-dessus l'épaule de sa mère, l'enserrant de ses deux bras)
Non, vois-tu, maman, tu es encore trop jeune pour comprendre ça !…
La Baronne (riant)
Il faut croire ! (Elle l'embrasse.)
Viviane
Eh bien ! voilà justement ce que je reproche à M. de Bois-d'Enghien ; il est très gentil, très bien, mais… il ne fait pas sensation ! Enfin ! quand on pense… qu'il n'y a pas la plus petite femme qui se soit tuée pour lui !…
La Baronne
Est-ce que ça l'empêchera de te rendre heureuse ?
Viviane (quittant sa mère et gagnant la gauche)
Oh ! ça, je n'en doute pas… (Revenant à sa mère.)
Et puis, si ça n'était pas, avec le divorce, n'est-ce pas ? c'est simple ! (Elle gagne la gauche.)
La Baronne (au public)
Allons ! elle me paraît en bonne disposition pour le mariage !…