ACTE CINQUIÈME - Scène. VIII
(FIGARO, SUZANNE, DANS L'OBSCURITÉ.)
FIGARO(cherche à voir où vont le comte et la comtesse, qu'il prend pour Suzanne.)
Je n'entends plus rien ; ils sont entrés ; m'y voila.(D'un ton altéré.)
Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d'un soupçon, sans l'asseoir, que ne m'imitez-vous ? Dès le premier jour, je suis ma femme, et je l'écoute ; en un tour de main on est au fait : c'est charmant ; plus de doutes, on sait à quoi s'en tenir.(Marchant vivement.)
Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin !
SUZANNE(qui s'est avancée doucement dans l'obscurité.À part.)
Tu vas payer tes beaux soupçons.(Du ton de voix de la comtesse.)
Qui va là ?
FIGARO(extravagant.)
Qui va là ? Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en naissant…
SUZANNE(du ton de la Comtesse.)
Eh ! mais, c'est Figaro !
FIGARO(regarde et dit vivement.)
Madame la comtesse !
SUZANNE
Parlez bas.
FIGARO(vite.)
Ah ! madame, que le ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu'est monseigneur ?
SUZANNE
Que m'importe un ingrat ? Dis-moi…
FIGARO(plus vite.)
Et Suzanne. mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit ?
SUZANNE
Mais parlez bas !
FIGARO( très vite.)
Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée ! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.
SUZANNE(lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix.)
N'appelez pas !
FIGARO( à part.)
Eh, c'est Suzon ! God-dam !
SUZANNE( du ton de la comtesse.)
Vous paraissez inquiet.
FIGARO( à part.)
Traîtresse, qui veut me surprendre !
SUZANNE
Il faut nous venger, Figaro.
FIGARO
En sentez-vous le vif désir ?
SUZANNE
Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens.
FIGARO(confidemment.)
Madame, il n'y a personne ici de trop. Celui des femmes… les vaut tous.
SUZANNE(à part.)
Comme je le souffletterais !
FIGARO(à part.)
Il serait bien gai qu'avant la noce…
SUZANNE
Mais qu'est-ce qu'une telle vengeance, qu'un peu d'amour n'assaisonne pas ?
FIGARO
Partout où vous n'en voyez point, croyez que le respect dissimule.
SUZANNE(piquée.)
Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce.
FIGARO(avec une chaleur comique, à genoux.)
Ah ! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.
SUZANNE(à part.)
La main me brûle !
FIGARO(à part.)
Le cœur me bat.
SUZANNE
Mais, monsieur, avez-vous songé ?…
FIGARO
Oui, madame, oui, j'ai songé.
SUZANNE
… Que pour la colère et l'amour…
FIGARO
… Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame !
SUZANNE(de sa voix naturelle et lui donnant un soufflet.)
La voilà.
FIGARO
Ah ! demonio, quel soufflet !
SUZANNE(lui en donne un second.)
Quel soufflet ! Et celui-ci ?
FIGARO
Et ques-à-quo ? de par le diable, est-ce ici la journée des tapes ?
SUZANNE(le bat à chaque phrase.)
Ah ! ques-à-quo, Suzanne ? et voilà pour tes soupçons ; voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C'est-il ça de l'amour ? Dis donc comme ce matin ?
FIGARO(rit en se relevant.)
Santa Barbara ! oui, c'est de l'amour. Ô bonheur ! ô délices ! ô cent fois heureux Figaro ! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m'auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l'homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme.
SUZANNE
Le plus fortuné ! Bon fripon, vous n'en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que, m'oubliant moi-même, en vérité, c'était pour elle que je cédais.
FIGARO
Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix ?
SUZANNE(en riant.)
Tu m'as reconnue ? Ah ! comme je m'en vengerai !
FIGARO
Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin ! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit qui m'abusait te montre enfin innocente…
SUZANNE
Eh ! c'est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un autre ! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux ?
FIGARO
Qui donc prend l'autre ?
SUZANNE
Sa femme.
FIGARO
Sa femme ?
SUZANNE
Sa femme.
FIGARO(follement.)
Ah ! Figaro ! pends-toi ; tu n'as pas deviné celui-là. — Sa femme ? Ô douze ou quinze mille fois spirituelles femelles ! — Ainsi les baisers de cette salle ?
SUZANNE
Ont été donnés à madame.
FIGARO
Et celui du page ?
SUZANNE( riant.)
À monsieur.
FIGARO
Et tantôt, derrière le fauteuil ?
SUZANNE
À personne.
FIGARO
En êtes-vous sûre ?
SUZANNE( riant.)
Il pleut des soufflets, Figaro.
FIGARO(lui baise les mains.)
Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du comte était de bonne guerre.
SUZANNE
Allons, superbe, humilie-toi !
FIGARO(fait tout ce qu'il annonce.)
Cela est juste : à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.
SUZANNE(en riant.)
Ah ! ce pauvre comte ! quelle peine il s'est donnée…
FIGARO(se relève sur ses genoux.)
… Pour faire la conquête de sa femme !