ACTE DEUXIÈME - Scène IV
(CHÉRUBIN, L'AIR HONTEUX; SUZANNE, LA COMTESSE, ASSISE.)
SUZANNE
Entrez, monsieur l'officier ; on est visible.
CHÉRUBIN(avance en tremblant.)
Ah ! que ce nom m'afflige, madame ! il m'apprend qu'il faut quitter des lieux… une marraine si… bonne !…
SUZANNE
Et si belle !
CHÉRUBIN(avec un soupir.)
Ah ! oui.
SUZANNE(le contrefait.)
Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites ! Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame.
LA COMTESSE(la déplie.)
De qui… dit-on qu'elle est ?
SUZANNE
Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues !
CHÉRUBIN
Est-ce qu'il est défendu… de chérir…
SUZANNE(lui met le poing sous le nez.)
Je dirai tout, vaurien !
LA COMTESSE
Là… chante-t-il ?
CHÉRUBIN
Oh ! madame, je suis si tremblant !…
SUZANNE(en riant.)
Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que madame le veut, modeste auteur ! Je vais l'accompagner.
LA COMTESSE
Prends ma guitare.
(La Comtesse. assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d'après Vanloo, appelée LA CONVERSATION ESPAGNOLE.)
CHÉRUBIN LA COMTESSE SUZANNE
(ROMANCE)(Air : Marlbroug s'en va-t-en guerre.)
Premier couplet. Mon coursier hors d'haleine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J'errais de plaine en plaine, Au gré du destrier. Deuxième couplet. Au gré du destrier, Sans varlet, n'écuyer ; Là près d'une fontaine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Songeant à ma marraine, Sentais mes pleurs couler. Troisième couplet. Sentais mes pleurs couler, Prêt à me désoler : Je gravais sur un frêne,
Que mon cœur, mon cœur a de peine ! Sa lettre sans la mienne. Le roi vint à passer. Quatrième couplet. Le roi vint à passer, Ses barons, son clergier. Beau page, dit la reine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Qui vous met à la gêne ? Qui vous fait tant plorer ? Cinquième couplet. Qui vous fait tant plorer ? Nous faut le déclarer. — Madame et souveraine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J'avais une marraine, Que toujours adorai. Sixième couplet. Que toujours adorai ; Je sens que j'en mourrai. — Beau page, dit la reine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
N'est-il qu'une marraine ? Je vous en servirai. Septième couplet. Je vous en servirai ; Mon page vous ferai ; Puis à ma jeune Hélène,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Fille d'un capitaine, Un jour vous marierai. Huitième couplet. Un jour vous marierai. — Nenni, n'en faut parler : Je veux, traînant ma chaîne,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Mourir de cette peine, Mais non m'en consoler.
LA COMTESSE
Il y a de la naïveté… du sentiment même.
SUZANNE(va poser la guitare sur un fauteuil.)
Oh ! pour du sentiment, c'est un jeune homme qui… Ah çà, monsieur l'officier, vous a-t-on dit que, pour égayer la soirée, nous voulons savoir d'avance si un de mes habits vous ira passablement ?
LA COMTESSE
J'ai peur que non.
SUZANNE(se mesure avec lui.)
Il est de ma grandeur. Ôtons d'abord le manteau.
(Elle le détache.)
LA COMTESSE
Et si quelqu'un entrait ?
SUZANNE
Est-ce que nous faisons du mal donc ? Je vais fermer la porte. (elle court)
Mais c'est la coiffure que je veux voir.
LA COMTESSE
Sur ma toilette, une baigneuse à moi.
(Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.)