ACTE CINQUIÈME - Scène VII
(FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.)
FIGARO( s'approche.)
Je vais…
LE COMTE( croyant parler au page.)
Puisque vous ne redoublez pas le baiser…
(Il croit lui donner un soufflet.)
FIGARO( qui est à portée, le reçoit.)
Ah !
LE COMTE
… Voilà toujours le premier payé.
FIGARO(à part, s'éloigne en se frottant la joue.)
Tout n'est pas gain non plus en écoutant.
SUZANNE(riant tout haut, de l'autre côté.)
Ah ! ah ! ah ! ah !
LE COMTE( à la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne.)
Entend-on quelque chose à ce page ! Il reçoit le plus rude soufflet, et s'enfuit en éclatant de rire.
FIGARO( à part.)
S'il s'affligeait de celui-ci !…
LE COMTE
Comment ! je ne pourrai faire un pas… (À la Comtesse.)
Mais laissons cette bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle.
LA COMTESSE(imitant le parler de Suzanne.)
L'espériez-vous ?
LE COMTE
Après ton ingénieux billet !(Il lui prend la main.)
Tu trembles ?
LA COMTESSE
J'ai eu peur.
LE COMTE
Ce n'est pas pour te priver du baiser que je l'ai pris.
(Il la baise au front.)
LA COMTESSE
Des libertés !
FIGARO( à part.)
Coquine !
SUZANNE( à part.)
Charmante !
LE COMTE(prend la main de sa femme.)
Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la comtesse ait la main aussi belle !
LA COMTESSE(à part.)
Oh ! la prévention !
LE COMTE
A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et d'espièglerie ?
LA COMTESSE( de la voix de Suzanne.)
Ainsi l'amour…
LE COMTE
L'amour… n'est que le roman du cœur ; c'est le plaisir qui en est l'histoire : il m'amène à tes genoux.
LA COMTESSE
Vous ne l'aimez plus ?
LE COMTE
Je l'aime beaucoup ; mais trois ans d'union rendent l'hymen si respectable !
LA COMTESSE
Que vouliez-vous en elle ?
LE COMTE(la caressant.)
Ce que je trouve en toi, ma beauté…
LA COMTESSE
Mais dites donc.
LE COMTE
Je ne sais : moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment !)
, et sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur.
LA COMTESSE(à part.)
Ah ! quelle leçon !
LE COMTE
En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
LA COMTESSE(piquée.)
Donc elles doivent tout ?…
LE COMTE( riant.)
Et l'homme rien. Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir, la leur…
LA COMTESSE
La leur ?…
LE COMTE
Est de nous retenir : on l'oublie trop.
LA COMTESSE
Ce ne sera pas moi.
LE COMTE
Ni moi.
FIGARO( à part.)
Ni moi.
SUZANNE(à part.)
Ni moi.
LE COMTE( prend la main de sa femme.)
Il y a de l'écho ici, parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et si vive et si jolie ! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse ! (Il la baise au front.)
Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or promis pour le rachat du droit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi.
LA COMTESSE(fait une révérence.)
Suzanne accepte tout.
FIGARO(à part.)
On n'est pas plus coquine que cela.
SUZANNE(à part.)
Voilà du bon bien qui nous arrive.
LE COMTE(à part.)
Elle est intéressée ; tant mieux !
LA COMTESSE(regarde au fond.)
Je vois des flambeaux.
LE COMTE
Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons, pour les laisser passer ?
LA COMTESSE
Sans lumière ?
LE COMTE( l'entraîne doucement.)
À quoi bon ? Nous n'avons rien à lire.
FIGARO( à part.)
Elle y va, ma foi ! Je m'en doutais.
(Il s'avance.)
LE COMTE(grossit sa voix en se retournant.)
Qui passe ici ?
FIGARO(en colère.)
Passer ! on vient exprès.
LE COMTE( bas à la Comtesse.)
C'est Figaro.!…
(Il s'enfuit.)
LA COMTESSE
Je vous suis.
(Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois au fond.)