ACTE IV - Scène XIII



(La Comtesse, Le Comte, Léon, caché.)

Le Comte (, sèchement )
Madame, on dit que vous me demandez ?

La Comtesse (, timidement )
J'ai cru, Monsieur, que nous serions plus libres dans ce cabinet que chez vous.

Le Comte
M'y voilà, Madame ; parlez.

La Comtesse (, tremblante )
Asseyez-vous, Monsieur, je vous conjure, et prêtez-moi votre attention.

Le Comte (, impatient )
Non, j'entendrai debout ; vous savez qu'en parlant je ne saurais tenir en place.

La Comtesse (, s'asseyant, avec un soupir, et parlant bas )
Il s'agit de mon fils… Monsieur.

Le Comte (, brusquement )
De votre fils, Madame ?

La Comtesse
Et quel autre intérêt pourrait vaincre ma répugnance à engager un entretien que vous ne recherchez jamais ? Mais je viens de le voir dans un état à faire compassion : l'esprit troublé, le cœur serré de l'ordre que vous lui donnez de partir sur-le-champ ; surtout du ton de dureté qui accompagne cet exil. Eh ! comment a-t-il encouru la disgrâce d'un p… d'un homme si juste ? Depuis qu'un exécrable duel nous a ravi notre autre fils…

Le Comte (, les mains sur le visage, avec un air de douleur )
Ah !…

La Comtesse
Celui-ci, qui jamais ne dût connaître le chagrin, a redoublé de soins et d'attentions pour adoucir l'amertume des nôtres !

Le Comte (, se promenant doucement )
Ah !…

La Comtesse
Le caractère emporté de son frère, son désordre, ses goûts et sa conduite déréglée nous en donnaient souvent de bien cruels. Le Ciel sévère, mais sage en ses décrets, en nous privant de cet enfant, nous en a peut-être épargné de plus cuisants pour l'avenir.

Le Comte (, avec douleur )
Ah !… ah !…

La Comtesse
Mais, enfin, celui qui nous reste a-t-il jamais manqué à ses devoirs ? Jamais le plus léger reproche fut-il mérité de sa part ? Exemple des hommes de son âge, il a l'estime universelle : il est aimé, recherché, consulté. Son p… protecteur naturel, mon époux seul, paraît avoir les yeux fermés sur un mérite transcendant, dont l'éclat frappe tout le monde. (Le Comte se promène plus vite sans parler. La Comtesse, prenant courage de son silence, continue d'un ton plus ferme, et l'élève par degrés.)
En tout autre sujet, Monsieur, je tiendrais à fort grand honneur de vous soumettre mon avis, de modeler mes sentiments, ma faible opinion sur la vôtre ; mais il s'agit… d'un fils… (Le Comte s'agite en marchant. La Comtesse :)
Quand il avait un frère aîné, l'orgueil d'un très grand nom le condamnant au célibat, l'ordre de Malte était son sort. Le préjugé semblait alors couvrir l'injustice de ce partage entre deux fils (Timidement.)
égaux en droits.

Le Comte (s'agite plus fort. A part, d'un ton étouffé )
Egaux en droits !…

La Comtesse (, un peu plus fort )
Mais, depuis deux années qu'un accident affreux… les lui a tous transmis, n'est-il pas étonnant que vous n'ayez rien entrepris pour le relever de ses vœux ? Il est de notoriété que vous n'avez quitté l'Espagne que pour dénaturer vos biens, par la vente, ou par des échanges. Si c'est pour l'en priver, Monsieur, la haine ne va pas plus loin ! Puis, vous le chassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p… par vous habitée ! Permettez-moi de vous le dire, un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu'a-t-il fait pour le mériter ?

Le Comte (s'arrête, d'un ton terrible )
Ce qu'il a fait !

La Comtesse (, effrayée )
Je voudrais bien, Monsieur, ne pas vous offenser !

Le Comte (, plus fort )
Ce qu'il a fait, Madame ! Et c'est vous qui le demandez ?

La Comtesse (, en désordre )
Monsieur, Monsieur ! vous m'effrayez beaucoup !

Le Comte (, avec fureur )
Puisque vous avez provoqué l'explosion du ressentiment qu'un respect humain enchaînait, vous entendrez son arrêt et le vôtre.

La Comtesse (, plus troublée )
Ah ! Monsieur ! Ah, Monsieur !…

Le Comte
Vous demandez ce qu'il a fait ?

La Comtesse (, levant les bras )
Non, Monsieur, ne me dites rien !

Le Comte (, hors de lui )
Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même ! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous osez nommer mon fils.

La Comtesse (, au désespoir, veut se lever )
Laissez-moi m'enfuir, je vous prie.

Le Comte (, la clouant sur son fauteuil )
Non, vous ne fuirez pas ; vous n'échapperez point à la conviction qui vous presse. (Lui montrant sa lettre.)
Connaissez-vous cette écriture ? Elle est tracée de votre main coupable ! et ces caractères sanglants qui lui servent de réponse…

La Comtesse (, anéantie )
Je vais mourir ! je vais mourir !

Le Comte (, avec force )
Non, non ; vous entendrez les traits que j'en ai soulignés ! (Il lit avec égarement.)
"Malheureux insensé ! notre sort est rempli… votre crime, le mien reçoit sa punition. Aujourd'hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir…" (Il parle.)
Et cet enfant est né le jour de Saint-Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera-Cruz ! (Pendant qu'il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.)

La Comtesse (, priant, les mains jointes )
Grand Dieu ! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni !

Le Comte
…Et de la main du corrupteur : (Il lit.)
"L'ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr."

La Comtesse (, priant )
Frappe, mon Dieu ! car je l'ai mérité !

Le Comte (lit )
"Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'on va donner à ce fils, héritier d'un autre…"

La Comtesse (, priant )
Accepte l'horreur que j'éprouve, en expiation de ma faute !

Le Comte (, lit )
"Puis-je espérer que le nom de Léon…" (Il parle.)
Et ce fils s'appelle Léon !

La Comtesse (, égarée, les yeux fermés )
O Dieu ! mon crime fut bien grand, s'il égala ma punition ! Que ta volonté s'accomplisse !

Le Comte (, plus fort )
Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui ?

La Comtesse (, priant toujours )
Qui suis-je, pour m'y opposer, lorsque ton bras s'appesantit ?

Le Comte
Et, lorsque vous plaidez pour l'enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait !

La Comtesse (, en le détachant, le regarde )
Monsieur, Monsieur, je le rendrai ; je sais que je n'en suis pas digne. (Dans le plus grand égarement.)
Ciel ! que m'arrive-t-il ? Ah ! je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes ! — Réprobation anticipée !… Je vois ce qui n'existe pas… Ce n'est plus vous ; c'est lui qui me fait signe de le suivre, d'aller le rejoindre au tombeau !

Le Comte (, effrayé )
Comment ? Eh bien ! non, ce n'est pas…

La Comtesse (, en délire )
Ombre terrible ! éloigne-toi !

Le Comte (crie avec douleur )
Ce n'est pas ce que vous croyez !

La Comtesse (jette le bracelet par terre )
Attends… Oui, je t'obéirai…

Le Comte (, plus troublé )
Madame, écoutez-moi…

La Comtesse
J'irai… Je t'obéis… Je meurs. (Elle reste évanouie.)

Le Comte (, effrayé, ramasse le bracelet )
J'ai passé la mesure… Elle se trouve mal… Ah ! Dieu ! Courons lui chercher du secours. (Il sort, il s'enfuit. Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.)
ACTE PREMIER - Scène I ACTE PREMIER - Scène II ACTE PREMIER - Scène III ACTE PREMIER - Scène IV ACTE PREMIER - Scène V ACTE PREMIER - Scène VI ACTE PREMIER - Scène VIII ACTE PREMIER - Scène IX ACTE PREMIER - Scène X ACTE PREMIER - Scène XI ACTE PREMIER - Scène XII ACTE II - Scène première ACTE II - Scène III ACTE II - Scène IV ACTE II - Scène V ACTE II - Scène VI ACTE II - Scène VII ACTE II - Scène VIII ACTE II - Scène IX ACTE II - Scène X ACTE II - Scène XI ACTE II - Scène XII ACTE II - Scène XIII ACTE II - Scène XIV ACTE II - Scène XV ACTE II - Scène XVI ACTE II - Scène XVII ACTE II - Scène XVIII ACTE II - Scène XIX ACTE II - Scène XX ACTE II - Scène XXI ACTE II - Scène XXII ACTE II - Scène XXIII ACTE II - Scène XXIV ACTE III - Scène première ACTE III - Scène II ACTE III - Scène III ACTE III - Scène IV ACTE III - Scène V ACTE III - Scène VI ACTE III - Scène VII ACTE III - Scène VIII ACTE III - Scène IX ACTE IV - Scène première ACTE IV - Scène II ACTE IV - Scène III ACTE IV - Scène IV ACTE IV - Scène V ACTE IV - Scène VI ACTE IV - Scène VII ACTE IV - Scène VIII ACTE IV - Scène IX ACTE IV - Scène X ACTE IV - Scène XI ACTE IV - Scène XII ACTE IV - Scène XIII ACTE IV - Scène XIV ACTE IV - Scène XV ACTE IV - Scène XVI ACTE IV - Scène XVII ACTE IV - Scène XVIII ACTE V - Scène première ACTE V - Scène II ACTE V - Scène III ACTE V - Scène IV ACTE V - Scène V ACTE V - Scène VI ACTE V - Scène VII ACTE V - Scène VIII et dernière

Autres textes de Beaumarchais

Le Mariage de Figaro

"Le Mariage de Figaro" est une pièce de théâtre comique en cinq actes écrite par le célèbre dramaturge français Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Créée en 1784, cette œuvre est la...

Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile

"Le Barbier de Séville" est l'une des pièces de théâtre les plus célèbres écrites par le dramaturge français Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Créée en 1775, elle a connu un succès...

Eugénie

(le baron HARTLEY, madame MURER, EUGÉNIE, BETSY.)(Le théâtre représente un salon à la française, du meilleur goût. Aux deux côtés du fond, on voit deux portes : celle à droite...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024