ACTE III - Scène II



(La Comtesse, Bégearss.)

La Comtesse (, douloureusement )
Ah ! mon pauvre Major, que se passe-t-il donc ici ? Touchons-nous enfin à la crise que j'ai si longtemps redoutée, que j'ai vue de loin se former ? L'éloignement du Comte pour mon malheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétré jusqu'à lui !

Bégearss
Madame, je ne le crois pas.

La Comtesse
Depuis que le Ciel m'a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolument changé : au lieu de travailler avec l'ambassadeur à Rome pour rompre les vœux de Léon, je le vois s'obstiner à l'envoyer à Malte. Je sais de plus, Monsieur Bégearss, qu'il dénature sa fortune, et veut abandonner l'Espagne pour s'établir dans ce pays. — L'autre jour à dîner, devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d'une façon à me faire frémir.

Bégearss
J'y étais ; je m'en souviens trop !

La Comtesse (, en larmes )
Pardon, mon digne ami ; je ne puis pleurer qu'avec vous !

Bégearss
Déposez vos douleurs dans le sein d'un homme sensible.

La Comtesse
Enfin, est-ce lui, est-ce vous, qui avez déchiré le cœur de Florestine ? Je la destinais à mon fils. — Née sans biens, il est vrai, mais noble, belle et vertueuse, élevée au milieu de nous : mon fils, devenu héritier, n'en a-t-il pas assez pour deux ?

Bégearss
Que trop, peut-être ; et c'est d'où vient le mal !

La Comtesse
Mais, comme si le Ciel n'eût attendu aussi longtemps que pour me mieux punir d'une imprudence tant pleurée, tout semble s'unir à la fois pour renverser mes espérances. Mon époux déteste mon fils… Florestine renonce à lui. Aigrie par je ne sais quel motif, elle veut le fuir pour toujours. Il en mourra, le malheureux ! voilà ce qui est bien certain. (Elle joint les mains.)
Ciel vengeur ! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez-vous à l'horreur de voir ma faute découverte ? Ah ! que je sois seule misérable ! mon Dieu, je ne m'en plaindrai pas ! mais que mon fils ne porte point la peine d'un crime qu'il n'a pas commis ! Connaissez-vous, Monsieur Bégearss, quelque remède à tant de maux ?

Bégearss
Oui, femme respectable ! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint une chose, tous nos regards se portent vers cet objet trop alarmant : quoi qu'on dise ou qu'on fasse, la frayeur empoisonne tout ! Enfin, je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encore être heureuse.

La Comtesse
L'est-on avec une âme déchirée de remords ?

Bégearss
Votre époux ne fuit point Léon ; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance.

La Comtesse (, vivement )
Monsieur Bégearss !

Bégearss
Et tous ces mouvements que vous prenez pour de la haine ne sont que l'effet d'un scrupule. Oh ! que je vais vous soulager !

La Comtesse (, ardemment )
Mon cher Monsieur Bégearss !

Bégearss
Mais enterrez dans ce cœur allégé le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous, c'est la naissance de Léon ! Le sien est celle de Florestine ; (Plus bas.)
il est son tuteur… et son père…

La Comtesse (, joignant les mains )
Dieu tout puissant qui me prends en pitié !

Bégearss
Jugez de sa frayeur en voyant ces enfants amoureux l'un de l'autre ! ne pouvant dire son secret, ni supporter qu'un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre, bizarre ; et s'il veut éloigner son fils, c'est pour éteindre, s'il se peut, par cette absence, et par ces voeux, un malheureux amour qu'il croit ne pouvoir tolérer.

La Comtesse (, priant avec ardeur )
Source éternelle des bienfaits, ô mon Dieu ! tu permets qu'en partie je répare la faute involontaire qu'un insensé me fit commettre ; que j'aie, de mon côté, quelque chose à remettre à cet époux que j'offensai ! O Comte Almaviva ! mon cœur flétri, fermé par vingt années de peines, va se rouvrir enfin pour toi ! Florestine est ta fille ; elle me devient chère comme si mon sein l'eût portée. Faisons, sans nous parler, l'échange de notre indulgence ! O Monsieur Bégearss, achevez !

Bégearss
Mon amie, je n'arrête point ces premiers élans d'un bon cœur : les émotions de la joie ne sont point dangereuses comme celles de la tristesse ; mais, au nom de votre repos, écoutez-moi jusqu'à la fin.

La Comtesse
Parlez, mon généreux ami : vous à qui je dois tout, parlez.

Bégearss
Votre époux, cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu'il croit incestueux, m'a proposé de l'épouser ; mais, indépendamment du sentiment profond et malheureux que mon respect pour vos douleurs…

La Comtesse (, douloureusement )
Ah ! mon ami ! par compassion pour moi…

Bégearss
N'en parlons plus. Quelques mots d'établissement, tournés d'une forme équivoque, ont fait penser à Florestine qu'il était question de Léon. Son jeune cœur s'en épanouissait, quand un valet vous annonça. Sans m'expliquer depuis sur les vues de son père, un mot de moi, la ramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dont votre fils ni vous ne pénétriez le motif.

La Comtesse
Il en était bien loin, le pauvre enfant.

Bégearss
Maintenant qu'il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d'une union qui répare tout ?…

La Comtesse (, vivement )
Il faut s'y tenir, mon ami ; mon cœur et mon esprit sont d'accord sur ce point, et c'est à moi de la déterminer. Par là, nos secrets sont couverts ; nul étranger ne les pénétrera. Après vingt années de souffrances, nous passerons des jours heureux, et c'est à vous, mon digne ami, que ma famille les devra.

Bégearss (élevant la voix )
Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de le faire.

La Comtesse
Hélas ! je veux les faire tous.

Bégearss (l'air imposant )
Ces lettres, ces papiers d'un infortuné qui n'est plus, il faudra les réduire en cendres.

La Comtesse (, avec douleur )
Ah ! Dieu !

Bégearss
Quand cet ami mourant me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu'il fallait sauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l'altérer.

La Comtesse
Dieu ! Dieu !

Bégearss
Vingt ans se sont passés sans que j'aie pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelle douleur s'éloignât de vos yeux. Mais, indépendamment du mal que tout cela vous fait, voyez quel danger vous courez !

La Comtesse
Eh ! que peut-on avoir à craindre !

Bégearss (regardant si on peut l'entendre, parlant bas )
Je ne soupçonne point Suzanne ; mais une femme de chambre, instruite que vous conservez ces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s'en faire un moyen de fortune ? un seul remis à votre époux, que peut-être il payerait bien cher, vous plongerait dans des malheurs.

La Comtesse
Non, Suzanne a le cœur trop bon…

Bégearss ( d'un ton plus élevé, très ferme )
Ma respectable amie ! vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirs de tous les genres ; et si vous êtes satisfaite de la conduite d'un ami, j'en veux avoir la récompense. Il faut brûler tous ces papiers, éteindre tous ces souvenirs d'une faute autant expiée ! mais, pour ne jamais revenir sur un sujet si douloureux, j'exige que le sacrifice en soit fait dans ce même instant.

La Comtesse (, tremblante )
Je crois entendre Dieu qui parle ! il m'ordonne de l'oublier ; de déchirer le crêpe obscur dont sa mort a couvert ma vie. Oui, mon Dieu ! je vais obéir à cet ami que vous m'avez donné. (Elle sonne.)
Ce qu'il exige en votre nom, mon repentir le conseillait ; mais ma faiblesse a combattu.
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