ACTE TROISIÈME - SCÈNE X



(VAUTRIN RAOUL DE FRESCAS.)
(Vautrin rentre vers la fin du monologue : Raoul, qui est sur devant de la scène, ne le voit pas.)

RAOUL
Avoir entrevu le ciel et rester sur la terre, voilà mon histoire ! je suis perdu : Vautrin, ce génie à la fois infernal et bienfaisant, cet homme, qui sait tout et qui semble tout pouvoir, cet homme, si dur pour les autres et si bon pour moi, cet homme qui ne s'explique que par la féerie, cette providence, je puis dire maternelle, n'est pas, après tout, la providence. (Vautrin paraît avec une perruque noire, simple, un habit bleu, pantalon de couleur grisâtre, gilet ordinaire, noir, la tenue d'un agent de change.)
Oh je connaissais l'amour ; mais je ne savais pas encore ce que c'était que la vengeance, et je ne voudrais pas mourir sans m'être vengé de ces deux Montsorel !

VAUTRIN
Il souffre. Raoul, qu'as-tu, mon enfant ?

RAOUL
Eh ! je n'ai rien, laissez-moi.

VAUTRIN
Tu me rebutes encore ? tu abuses du droit que tu as de maltraiter ton ami… À quoi pensais-tu là ?

RAOUL
À rien.

VAUTRIN
À rien ! Ah çà, Monsieur, croyez-vous que celui qui vous a enseigné ce flegme anglais, sous lequel un homme de quelque valeur doit couvrir ses émotions, ne connaisse pas le défaut de cette cuirasse d'orgueil ? Dissimulez avec les autres ; mais avec moi, c'est plus qu'une faute ; en amitié, les fautes sont des crimes.

RAOUL
Ne plus jouer, ne plus rentrer ivre, quitter la ménagerie de l'Opéra, devenir un homme sérieux, étudier, vouloir une position… tu appelles cela dissimuler.

VAUTRIN
Tu n'es encore qu'un pauvre diplomate, tu seras grand quand tu m'auras trompé. Raoul, tu as commis la faute contre laquelle je t'avais mis le plus en garde. Mon enfant, qui devait prendre les femmes pour ce qu'elles sont, des êtres sans conséquence, enfin s'en servir et non les servir, est devenu un berger de M. de Florian ; mon Lovelace se heurte contre une Clarisse. Ah ! les jeunes gens doivent frapper longtemps sur ces idoles, avant d'en reconnaître le creux.

RAOUL
Un sermon ?

VAUTRIN
Comment ! moi qui t'ai formé la main au pistolet, qui t'ai montré a tirer l'épée, qui t'ai appris à ne pas redouter l'ouvrier le plus fort du faubourg, moi qui ai fait pour ta cervelle comme pour le corps, moi qui t'ai voulu mettre au-dessus de tous les hommes, enfin moi qui t'ai sacré roi, tu me prends pour une ganache ? Allons, un peu plus de franchise.

RAOUL
Voulez-vous savoir ce que je pensais ?… Mais non, ce serait accuser mon bienfaiteur.

VAUTRIN
Ton bienfaiteur ! tu m'insultes. T'ai-je offert mon sang, ma vie ? suis-je prêt à tuer, à assassiner ton ennemi, pour recevoir de toi cet intérêt exorbitant appelé reconnaissance ? Pour t'exploiter, suis-je un usurier ? Il y a des hommes qui vous attachent un bienfait au cœur, comme on attache nu boulet au pied des… suffit ! ces hommes-là, je les écraserais comme des chenilles sans croire commettre un homicide ! Je t'ai prié de m'adopter pour ton père, mon cœur doit être pour toi ce que le ciel est pour les anges, un espace où tout est bonheur et confiance ; tu peux me dire toutes tes pensées, même les mauvaises. Parle, je comprends tout, même une lâcheté.

RAOUL
Dieu et Satan se sont entendus pour fondre ce bronze-là !

VAUTRIN
C'est possible.

RAOUL
Je vais tout te dire.

VAUTRIN
Eh bien ! mon enfant, asseyons-nous.

RAOUL
Tu as été cause de mon opprobre et de mon désespoir.

VAUTRIN
Où ? quand ? Sang d'un homme ! qui t'a blessé ? qui t'a manqué ? Dis le lieu, nomme les gens… la colère de Vautrin passera par là !

RAOUL
Tu ne peux rien.

VAUTRIN
Enfant, il y a deux espèces d'hommes qui peuvent tout.

RAOUL
Et qui sont ?

VAUTRIN
Les rois, qui sont ou doivent être au-dessus des lois ; et… tu vas te fâcher… les criminels, qui sont au-dessous.

RAOUL
Et comme tu n'es pas roi…

VAUTRIN
Eh bien ! je règne en dessous.

RAOUL
Quelle affreuse plaisanterie me fais-tu là, Vautrin ?

VAUTRIN
N'as-tu pas dit que le diable et Dieu s'étaient cotisés pour me fondre ?

RAOUL
Ah ! Monsieur, vous me glacez.

VAUTRIN
Rassieds-toi ! Du calme, mon enfant. Tu ne dois t'étonner de rien, sous peine d'être un homme ordinaire.

RAOUL
Suis-je entre les mains d'un démon ou d'un ange ? Tu m'instruis sans déflorer les nobles instincts que je sens en moi ; tu m'éclaires sans m'éblouir ; tu me donnes l'expérience des vieillards, et tu ne m'ôtes aucune des grâces de la jeunesse ; mais tu n'as pas impunément aiguisé mon esprit, étendu ma vue, éveillé ma perspicacité. Dis-moi d'où vient ta fortune ? a-t-elle des sources honorables ? pourquoi me défends-tu d'avouer les malheurs de mon enfance ? pourquoi m'avoir imposé le nom du village où tu m'as trouvé ? pourquoi m'empêcher de chercher mon père ou ma mère ? Enfin, pourquoi me courber sous des mensonges ? On s'intéresse à l'orphelin, mais on repousse l'imposteur ! Je mène un train qui me fait l'égal d'un fils de duc et pair, tu me donnes une grande éducation et pas d'état, tu me lances dans l'empyrée du monde, et l'on m'y crache au visage qu'il n'y a plus de Frescas. On m'y demande une famille, et tu me défends toute réponse. Je suis à la fois un grand seigneur et un paria, je dois dévorer des affronts qui me poussent à déchirer vivants des marquis et des ducs j'ai la rage dans l'âme, je veux avoir vingt duels, et je périrai ! Veux-tu qu'on m'insulte encore ? Plus de secrets pour moi Prométhée infernal, achève ton œuvre, ou brise-la.

VAUTRIN
Eh ! qui resterait froid devant la générosité de cette belle jeunesse ? Comme son courage s'allume ! Allez, tous les sentiments, au grand galop ! Oh tu es l'enfant d'une noble race. Eh bien ! Raoul, voilà ce que j'appelle des raisons.

RAOUL
Ah !

VAUTRIN
Tu me demandes des comptes de tutelle ? les voici.

RAOUL
Mais en ai-je le droit ? sans toi vivrais-je ?

VAUTRIN
Tais-toi. Tu n'avais rien, je t'ai fait riche. Tu ne savais rien, je t'ai donné une belle éducation. Oh ! je ne suis pas encore quitte envers toi. Un père… tous les pères donnent la vie à leurs enfants, moi, je te dois le bonheur… Mais est-ce bien là le motif de la mélancolie ? n'y a-t—il pas là… dans ce coffret… (Il montre un coffret.)
certain portrait et certaines lettres cachées. et que nous lisons avec des… Ah !…

RAOUL
Vous avez…

VAUTRIN
Oui, j'ai… Tu es donc touché à fond ?

RAOUL
À fond.

VAUTRIN
Imbécile ! L'amour vit de tromperie, et l'amitié de confiance. — Enfin, sois heureux à ta manière.

RAOUL
Eh ! le puis-je ? Je me ferai soldat, et… partout où grondera le canon, je saurai conquérir un nom glorieux, ou mourir.

VAUTRIN
Hein !… de quoi ? qu'est-ce que cet enfantillage ?

RAOUL
Tu t'es fait trop vieux pour pouvoir comprendre, et ce n'est pas la peine de te le dire.

VAUTRIN
Je te le dirai donc. Tu aimes Inès de Christoval, de son chef princesse d'Arjos, fille d'un duc banni par le roi Ferdinand, une Andalouse qui t'aime et qui me plaît, non comme femme. mais comme un adorable coffre-fort qui a les plus beaux yeux du monde, une dot bien tournée, la plus délicieuse caisse, svelte, élégante comme une corvette noire à voiles blanches, apportant les galions d'Amérique si impatiemment attendus et versant toutes les joies de la vie, absolument comme la Fortune peinte au-dessus des bureaux de loterie : je t'approuve, tu as tort de l'aimer, l'amour fera faire mille sottises… mais je suis là.

RAOUL
Ne me la flétris pas de tes horribles sarcasmes.

VAUTRIN
Allons, on mettra une sourdine à son esprit, et un crêpe à son chapeau.

RAOUL
Oui. Car il est impossible à l'enfant jeté dans le ménage d'un pêcheur d'Alghero de devenir prince d'Arjos, et perdre Inès, c'est mourir de douleur.

VAUTRIN
Douze cent mille livres de rente, le titre de prince, des grandesses et des économies, mon vieux, il ne faut pas voir cela trop en noir.

RAOUL
Si tu m'aimes, pourquoi des plaisanteries quand je suis au désespoir ?

VAUTRIN
Et d'où vient donc ton désespoir ?

RAOUL
Le duc et le marquis m'ont tout à l'heure insulté chez eux, devant elle, et j'ai vu s'éteindre toutes mes espérances… On m'a fermé la porte de l'hôtel de Christoval. J'ignore encore pourquoi la duchesse de Montsorel m'a fait venir. Depuis deux jours elle me témoigne un intérêt que je ne puis m'expliquer.

VAUTRIN
Et qu'allais-tu donc faire chez ton rival ?

RAOUL
Mais tu sais donc tout ?

VAUTRIN
Et bien d'autres choses Enfin, tu veux Inès de Christoval ? tu peux te passer cette fantaisie.

RAOUL
Si tu te jouais de moi ?

VAUTRIN
Raoul, on t'a fermé la porte de l'hôtel de Christoval… tu seras demain le prétendu de la princesse d'Arjos, et les Montsorel seront renvoyés, tout Montsorel qu'ils sont.

RAOUL
Ma douleur vous rend fou.

VAUTRIN
Qui t'a jamais autorisé à douter de ma parole ? qui t'a donné un cheval arabe, pour faire enrager tous les dandys exotiques ou indigènes du bois de Boulogne ? qui paye tes dettes de jeu ? qui veille à tes plaisirs ? qui t'a donné des bottes, à toi qui n'avais pas de souliers ?

RAOUL
Toi, mon ami, mon père, ma famille !

VAUTRIN
Bien, bien, merci ! Oh ! tu me récompenses de tous mes sacrifices. Mais, hélas ! une fois riche, une fois grand d'Espagne, une fois que tu feras partie de ce monde, tu m'oublieras : en changeant d'air, on change d'idées tu me mépriseras, et… tu auras raison.

RAOUL
Est-ce un génie sorti des Mille et une Nuits ? Je me demande si j'existe. Mais, mon ami, mon protecteur, il me faut une famille.

VAUTRIN
Eh ! on te la fabrique en ce moment, ta famille ! Le Louvre ne contiendrait pas les portraits de tes aïeux, ils encombrent les quais.

RAOUL
Tu rallumes toutes mes espérances.

VAUTRIN
Tu veux Inès ?

RAOUL
Par tous les moyens possibles.

VAUTRIN
Tu ne recules devant rien ? la magie et l'enfer ne t'effrayent pas ?

RAOUL
Va pour l'enfer, s'il me donne le paradis.

VAUTRIN
L'enfer ! c'est le monde des bagues et des forçats décorés par la justice et par la gendarmerie de marques et de menottes, conduits où ils vont par la misère, et qui ne peuvent jamais en sortir. Le paradis, c'est un bel hôtel, de riches voitures, des femmes délicieuses, des honneurs. Dans ce monde, il y a deux mondes ; je te jette dans le plus beau, je reste dans le plus laid ; et si tu ne m'oublies pas, je te tiens quitte.

RAOUL
Vous me donnez le frisson, et vous venez de faire passer devant moi le délire.

VAUTRIN (lui frappant sur l'épaule.)
Tu es un enfant ! (À part.)
Ne lui en ai-je pas trop dit ? (Il sonne.)

RAOUL (à part.)
Par moments ma nature se révolte contre tous ses bienfaits ! Quand il met la main sur mon épaule, j'ai la sensation d'un fer chaud ; et cependant il ne m'a jamais fait que du bien ! il me cache les moyens, et les résultats sont tous pour moi.

VAUTRIN
Que dis-tu là ?

RAOUL
Je dis que je n'accepte rien, si mon honneur…

VAUTRIN
On en aura soin, de ton honneur ! N'est-ce pas moi qui l'ai développé ? A-t-il jamais été compromis ?

RAOUL
Tu m'expliqueras.

VAUTRIN
Rien.

RAOUL
Rien ?

VAUTRIN
N'as-tu pas dit, par tous les moyens possibles ?… Inès une fois à toi, qu'importe ce que j'aurai fait ou ce que je suis ? Tu emmèneras Inès, tu voyageras. La famille de Christoval protégera le prince d'Arjos. (À Lafouraille.)
Frappez des bouteilles de vin de Champagne, votre maître se marie, il va dire adieu à la vie de garçon, ses amis sont invités, allez chercher ses maîtresses, s'il lui en reste ! Il y a noce pour tout le monde. Branle-bas général, et la grande tenue.

RAOUL
Son intrépidité m'épouvante ; mais il a toujours raison.

VAUTRIN
À table !

RAOUL
À table !

VAUTRIN
N'aie pas le bonheur triste, viens rire une dernière fois dans toute ta liberté ; je ne te ferai servir que des vins d'Espagne, c'est gentil.
(FIN DU TROISIÈME ACTE.)
ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE PREMIER - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE DEUXIÈME - SCÈNE II ACTE DEUXIÈME - SCÈNE III ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE V ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE TROISIÈME - SCÈNE II ACTE TROISIÈME - SCÈNE III ACTE TROISIÈME - SCÈNE IV ACTE TROISIÈME - SCÈNE V ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE IX ACTE TROISIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE V ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE CINQUIÈME - SCÈNE II ACTE CINQUIÈME - SCÈNE III ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE V ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IX ACTE CINQUIÈME - SCÈNE X ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XIV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XVI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XVII

Autres textes de Honoré de Balzac

Paméla Giraud

(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte...

Les Ressources de Quinola

(La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre représente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche du spectateur,...

La Marâtre

"La Marâtre" est une tragédie en cinq actes écrite par Honoré de Balzac, moins connu pour son travail dramatique que pour ses romans et nouvelles. La pièce, qui date de...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024