ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII
(les mêmes, VAUTRIN.)
(Vautrin est babillé tout en noir ; il affecte un air de componction et d'humilité pendant une partie de la scène.)
VAUTRIN
Monsieur le duc, daignez m'excuser d'avoir forcé votre porte, mais (bas et à lui seul)
nous venons d'être l'un et l'autre victimes d'un abus de confiance. Permettez-moi de vous dire deux mots à vous seul.
LE DUC (faisant un signe à son fils, qui se retire.)
Parlez, Monsieur.
VAUTRIN
Monsieur le duc, en ce moment, c'est à qui s'agitera pour obtenir des emplois, et cette ambition a gagné toutes les classes. Chacun en France veut être colonel, et je ne sais ni où, ni comment on y trouve des soldats. Vraiment, la société tend à une dissolution prochaine, qui sera causée par cette aptitude générale pour les hauts grades et par ce dégoût pour l'infériorité. Voilà le fruit de l'égalité révolutionnaire. La religion est le seul remède à opposer à cette corruption.
LE DUC
Où voulez-vous en venir ?
VAUTRIN
Pardon, il m'a été impossible de ne pas expliquer à l'homme d'État avec lequel je vais travailler la cause d'une méprise qui me chagrine. Avez-vous, monsieur le duc, confié quelques secrets à celui de mes gens qui est venu ce matin à ma place dans la folle pensée de me supplanter et dans l'espoir de se faire connaître de vous en vous rendant service ?
LE DUC
Comment… vous êtes le chevalier de Saint-Charles ?
VAUTRIN
Monsieur le duc, nous sommes tout ce que nous voulons être. Ni lui, ni moi n'avons la simplicité d'être nous mêmes… nous y perdrions trop.
LE DUC
Songez, Monsieur, qu'il me faut des preuves.
VAUTRIN
Monsieur le duc, si vous lui avez confié quelque secret important, je dois le faire immédiatement surveiller.
LE DUC ( à part.)
Celui-ci a l'air, en effet, bien plus honnête homme et plus posé que l'autre.
VAUTRIN
Nous appelons cela de la contre-police.
LE DUC
Vous auriez dû, Monsieur, ne pas venir ici sans pouvoir justifier vos assertions.
VAUTRIN
Monsieur le duc, j'ai rempli mon devoir. Je souhaite que l'ambition de cet homme, capable de se vendre au plus offrant, vous soit utile.
LE DUC (à part)
Comment peut-il savoir si promptement le secret de mon entrevue de ce matin ?
VAUTRIN (à part)
Il hésite : Joseph a raison, il s'agit d'un secret important.
LE DUC
Monsieur…
VAUTRIN
Monsieur le duc…
LE DUC
Il nous importe à l'un comme à l'autre de confondre cet homme.
VAUTRIN
Ce sera dangereux, s'il a votre secret ; car il est rusé.
LE DUC
Oui, le drôle a de l'esprit.
VAUTRIN
A-t-il une mission ?
LE DUC
Rien de grave : je veux savoir ce qu'est au fond un M. de Frescas.
VAUTRIN (à part)
Rien que cela (Haut.)
Je puis vous le dire, monsieur le duc, Raoul de Frescas est un jeune seigneur dont la famille est compromise dans une affaire de haute trahison, et qui ne veut pas porter le nom de son père.
LE DUC
Il a un père ?
VAUTRIN
Il a un père.
LE DUC
Et d'où vient-il ? quelle est sa fortune ?
VAUTRIN
Nous changeons de rôle, monsieur le duc, et vous me permettrez de ne pas répondre jusqu'à ce que je sache quelle espèce d'intérêt votre Seigneurie porte à M. de Frescas.
LE DUC
Vous vous oubliez, Monsieur…
VAUTRIN (quittant son air humble.)
Oui, monsieur le duc, j'oublie qu'il y a une distance énorme entre ceux qui font espionner et ceux qui espionnent.
LE DUC
Joseph !
VAUTRIN
Ce duc a mis des espions après nous, il faut se dépêcher.
(Vautrin disparaît dans la porte de côté, par laquelle il est entré au premier acte.)
LE DUC (revenant.)
Vous ne sortirez pas d'ici. Eh bien ! où est-il ? (Il sonne et Joseph paraît.)
Faites fermer toutes les portes de mon hôtel, il s'est introduit un homme ici. Allons, cherchez-le tous, et qu'il soit arrêté.
(Il entre chez la duchesse.)
JOSEPH (regardant par la petite porte.)
Il est déjà loin.
(FIN DU DEUXIÈME ACTE.)