ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII



(SAINT-CHARLES VAUTRIN, LAFOURAILLE.)

LAFOURAILLE
Foilà, mennesir, le paron te Fieille-Chêne !
(Vautrin paraît vêtu d'un habit marron très-clair d'une coupe très-antique, à gros boutons de métal ; il a une culotte de soie noire, des bas de soie noire, des souliers à boucles d'or, un gilet carré à fleurs, deux chaînes de montre, cravate du temps de la Révolution, une perruque de cheveux blancs, une figure de vieillard, fin, usé, débauché, le parler doux et la voix cassée.)

VAUTRIN (à Lafouraille.)
C'est bien, laissez-nous. (Lafouraille sort. À part.)
À nous deux, monsieur Blondet. (Haut.)
Monsieur, je suis bien votre serviteur.

SAINT-CHARLES (à part.)
Un renard usé, c'est encore dangereux. (Haut.)
Excusez-moi, monsieur le baron, si je vous dérange sans avoir l'honneur d'être connu de vous.

VAUTRIN
Je devine, Monsieur, ce dont il s'agit.

SAINT-CHARLES (à part.)
Bah !

VAUTRIN
Vous êtes architecte, et vous venez traiter avec moi ; mais j'ai déjà des offres superbes.

SAINT-CHARLES
Pardon, votre Allemand vous aura mal dit mon nom. Je suis le chevalier de Saint-Charles.

VAUTRIN (levant ses lunettes.)
Oh ! mais attendez donc… nous sommes de vieilles connaissances. Vous étiez au congrès de Vienne, et l'on vous nommait alors le comte de Gorcum… joli nom !

SAINT-CHARLES (à part.)
Enfonce-toi, mon vieux ! (Haut.)
Vous y êtes donc allé aussi ?

VAUTRIN
Parbleu ! Et je suis charmé de vous retrouver, car vous êtes un rusé compère. Les avez-vous roulés !… ah ! vous les avez roulés.

SAINT-CHARLES (à part.)
Va pour Vienne ! (Haut.)
Moi, monsieur le baron, je vous remets parfaitement à cette heure, et vous y avez bien habilement mené votre barque.

VAUTRIN
Que voulez-vous ? nous avions les femmes pour nous ! Ah çà mais avez-vous encore votre belle Italienne ?

SAINT-CHARLES
Vous la connaissez aussi ? c'est une femme d'une adresse…

VAUTRIN
Eh ! mon cher, à qui le dites-vous ! Elle a voulu savoir qui j'étais.

SAINT-CHARLES
Alors, elle le sait.

VAUTRIN
Eh bien, mon cher !… — Vous ne m'en voudrez pas ? — Elle n'a rien su.

SAINT-CHARLES
Eh bien ! baron, puisque nous sommes dans un moment de franchise, je vous avouerai de mon côté que votre admirable Polonaise…

VAUTRIN
Aussi ! vous ?

SAINT-CHARLES
Ma foi, oui !

VAUTRIN (riant.)
Ah ! ah ! ah ! ah !

SAINT-CHARLES (riant.)
Oh ! oh ! oh ! oh !

VAUTRIN
Nous pouvons en rire à notre aise, car je suppose que vous l'avez laissée là ?

SAINT-CHARLES
Comme vous, tout de suite. Je vois que nous sommes revenus tous deux manger notre argent à Paris, et nous avons bien fait ; mais il me semble, baron, que vous avez pris une position bien secondaire, et qui cependant attire l'attention.

VAUTRIN
Ah ! je vous remercie, chevalier. J'espère que nous voici maintenant amis pour longtemps ?

SAINT-CHARLES
Pour toujours.

VAUTRIN
Vous pouvez m'être extrêmement utile, je puis vous servir énormément, entendons-nous ! Que je sache l'intérêt qui vous amène, et je vous dirai le mien.

SAINT-CHARLES (à part.)
Ah çà, est-ce lui qu'on lâche sur moi, ou moi sur lui ?

VAUTRIN (à part.)
Ça peut aller longtemps comme ça.

SAINT-CHARLES
Je vais commencer.

VAUTRIN
Allons donc !

SAINT-CHARLES
Baron, de vous à moi, je vous admire.

VAUTRIN
Quel éloge dans votre bouche ?

SAINT-CHARLES
Non, d'honneur ! créer un de Frescas à la face de tout Paris, est une invention qui passe de mille piques celle de nos comtesses au congrès. Vous pêchez à la dot avec une rare audace.

VAUTRIN
Je pêche à la dot ?

SAINT-CHARLES
Mais, mon cher, vous seriez découvert, si ce n'était pas moi, votre ami, qu'on eût chargé de vous observer, car je vous suis détaché de très-haut. Comment aussi, permettez-moi de vous le reprocher, osez-vous disputer une héritière à la famille de Montsorel ?

VAUTRIN
Et moi, qui croyais bonnement que vous veniez me proposer de faire des affaires ensemble, et que nous aurions spéculé tous deux avec l'argent de M. de Frescas, dont je dispose entièrement !… et vous me dites des choses d'un autre monde ! Frescas, mon cher, est un des noms légitimes de ce jeune seigneur qui en a sept. De hautes raisons l'empêchent encore pour vingt-quatre heures de déclarer sa famille, que je connais : leurs biens sont immenses, je les ai vus, j'en reviens. Que vous m'ayez pris pour un fripon, passe encore, il s'agit de sommes qui ne sont pas déshonorantes ; mais pour un imbécile capable de se mettre à la suite d'un gentilhomme d'occasion, assez niais pour rompre en visière aux Montsorel avec un semblant de grand seigneur… Décidément, mon cher, il paraîtrait que vous n'avez pas été à Vienne ! Nous ne nous comprenons plus du tout

SAINT-CHARLES
Ne vous emportez pas, respectable intendant ! cessons de nous entortiller de mensonges plus ou moins agréables, vous n'avez pas la prétention de m'en faire avaler davantage. Notre caisse se porte mieux que la vôtre, venez donc à nous ! Votre jeune homme est Frescas comme je suis chevalier et comme vous êtes baron. Vous l'avez rencontré sur les côtes d'Italie ; c'était alors un vagabond, aujourd'hui c'est un aventurier, voilà tout !

VAUTRIN
Vous avez raison, cessons de nous entortiller de mensonges plus ou moins agréables, disons-nous la vérité.

SAINT-CHARLES
Je vous la paye.

VAUTRIN
Je vous la donne. Vous êtes une infâme canaille, mon cher. Vous vous nommez Charles Blondet ; vous avez été l'intendant de la maison de Langeac ; vous avez acheté deux fois le vicomte, et vous ne l'avez pas payé… c'est honteux ! vous devez quatre-vingt mille francs à un de mes valets ; vous avez fait fusiller le vicomte à Mortagne pour garder les biens que la famille vous avait confiés. Si le duc de Montsorel, qui vous envoie, savait qui vous êtes… hé ! hé il vous ferait rendre des comptes étranges ! Ôte tes moustaches, tes favoris, ta perruque, tes fausses décorations et tes broches d'ordres étrangers… (Il lui arrache sa perruque, ses favoris, ses décorations.)
Bonjour, drôle ! Comment as-tu fait pour dévorer cette fortune si spirituellement acquise ? Elle était colossale ; où l'as-tu perdue ?

SAINT-CHARLES
Dans les malheurs.

VAUTRIN
Je comprends… Que veux-tu maintenant ?

SAINT-CHARLES
Qui que tu sois, tape là, je te rends les armes, je n'ai pas de chance aujourd'hui : tu es le diable ou Jacques Collin.

VAUTRIN
Je suis et ne veux être pour toi que le baron de Vieux-Chêne. Écoute bien mon ultimatum ; je puis te faire enterrer dans une de mes caves à l'instant, à la minute ; on ne te réclamera pas.

SAINT-CHARLES
C'est vrai.

VAUTRIN
Ce serait prudent ! Veux-tu faire pour moi chez les Montsorel ce que les Montsorel t'envoient faire ici ?

SAINT-CHARLES
Accepté ! Quels avantages ?

VAUTRIN
Tout ce que tu prendras.

SAINT-CHARLES
Des deux côtés ?

VAUTRIN
Soit ! Tu remettras à celui de mes gens qui t'accompagnera tous les actes qui concernent la famille de Langeac ; tu dois les avoir encore. Si M. de Frescas épouse mademoiselle de Christoval, tu ne seras pas son intendant, mais tu recevras cent mille francs. Tu as affaire à des gens difficiles, ainsi marche droit, on ne te trahira pas.

SAINT-CHARLES
Marché conclu.

VAUTRIN
Je ne le ratifierai qu'avec les pièces en main jusque-là, prends garde ! (il sonne ; tous les gens paraissent.)
Reconduisez monsieur le chevalier avec tous les égards dus à son rang. ( À Saint-Charles, lui montrant Philosophe. )
Voici l'homme qui vous accompagnera. (À Philosophe. )
Ne le quitte pas.

SAINT-CHARLES (à part.)
Si je me tire sain et sauf de leurs griffes, je ferai main-basse sur ce nid de voleurs.

VAUTRIN
Monsieur le chevalier, je vous suis tout acquis.
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