ACTE TROISIÈME - SCÈNE II



(VAUTRIN LAFOURAILLE.)
(Vautrin paraît en pantalon a pieds de molleton blanc, avec un gilet rond de pareille étoffe, pantoufles de maroquin rouge, enfin, la tenue d'un homme d'affaires, le matin.)

VAUTRIN
Lafouraille ?

LAFOURAILLE
Monsieur.

VAUTRIN
Où vas-tu ?

LAFOURAILLE
Chercher vos lettres.

VAUTRIN
Je les ai. As-tu encore quelque chose à faire ?

LAFOURAILLE
Oui, votre chambre…

VAUTRIN
Eh bien ! dis donc tout de suite que tu désires me quitter. J'ai toujours vu que des jambes inquiètes ne portaient pas de conscience tranquille. Tu vas rester là, nous avons à causer.

LAFOURAILLE
Je suis à vos ordres.

VAUTRIN
Je l'espère bien. Viens ici. Tu nous rabâchais, sous le beau ciel de la Provence, certaine histoire peu flatteuse pour toi. Un intendant t'avait joué par-dessous jambe : te rappelles-tu bien ?

LAFOURAILLE
L'intendant ? ce Charles Blondet, le seul homme qui m'ait volé ! Est-ce que cela s'oublie ?

VAUTRIN
Ne lui avais-tu pas vendu ton maître une fois ? C'est assez commun.

LAFOURAILLE
Une fois ? Je l'ai vendu trois fois, mon maître.

VAUTRIN
C'est mieux. Et quel commerce faisait donc l'intendant ?

LAFOURAILLE
Vous allez voir. J'étais piqueur à dix-huit ans dans la maison de Langeac…

VAUTRIN
Je croyais que c'était chez le duc de Montsorel.

LAFOURAILLE
Non ; heureusement le duc ne m'a vu que deux fois, et j'espère qu'il m'a oublié.

VAUTRIN
L'as-tu volé ?

LAFOURAILLE
Mais, un peu.

VAUTRIN
Eh bien ! comment veux-tu qu'il t'oublie ?

LAFOURAILLE
Je l'ai vu hier à l'ambassade, et je puis être tranquille.

VAUTRIN
Ah ! c'est donc le même ?

LAFOURAILLE
Nous avons chacun vingt-cinq ans de plus, voilà toute la différence.

VAUTRIN
Eh bien ! parle donc ? Je savais bien que tu m'avais dit ce nom-là. Voyons.

LAFOURAILLE
Le vicomte de Langeac, un de mes maîtres, et ce duc de Montsorel étaient les deux doigts de la main. Quand il fallut opter entre la cause du peuple et celle des grands, mon choix ne fut pas douteux : de simple piqueur, je passai citoyen, et le citoyen Philippe Boulard fut un chaud travailleur. J'avais de l'enthousiasme, j'eus de l'autorité dans le faubourg.

VAUTRIN
Toi ! tu as été un homme politique ?

LAFOURAILLE
Pas longtemps. J'ai fait une belle action, ça m'a perdu.

VAUTRIN
Ah ! mon garçon, il faut se délier des belles actions autant que des belles femmes : on s'en trouve souvent mal. Était-elle belle, au moins, cette action ?

LAFOURAILLE
Vous allez voir. Dans la bagarre du 10 août, le duc me confie le vicomte de Langeac ; je le déguise, je le cache, je le nourris, au risque de perdre ma popularité et ma tête. Le duc m'avait bien encouragé par des bagatelles, un millier de louis, et ce Blondet a l'infamie de venir me proposer davantage pour livrer notre jeune maître.

VAUTRIN
Tu le livres ?

LAFOURAILLE
À l'instant. On le coffre à l'Abbaye, et je me trouve à la tête de soixante bonnes mille livres en or, en vrai or.

VAUTRIN
En quoi cela regarde-t-il le duc de Montsorel ?

LAFOURAILLE
Attendez donc. Quand je vois venir les journées de septembre, ma conduite me semble un peu répréhensible et, pour mettre ma conscience en repos, je vais proposer au duc, qui partait, de resauver son ami.

VAUTRIN
As-tu du moins bien placé tes remords ?

LAFOURAILLE
Je le crois bien, ils étaient rares à cette époque-là ! Le duc me promet vingt mille francs si j'arrache le vicomte aux mains de mes camarades, et j'y parviens.

VAUTRIN
Un vicomte, vingt mille francs ! c'était donné.

LAFOURAILLE
D'autant plus que c'était alors le dernier. Je l'ai su trop tard. L'intendant avait fait disparaître tous les autres Langeac, même une pauvre grand'mère qu'il avait envoyée aux Carmes.

VAUTRIN
Il allait bien, celui-là !

LAFOURAILLE
Il allait toujours ! Il apprend mon dévouement, se met à ma piste, me traque et me découvre aux environs de Mortagne, où mon maître attendait, chez un de mes oncles, une occasion de gagner la mer. Ce gueux-là m'offre autant d'argent qu'il m'en avait déjà donné. Je me vois une existence honnête pour le reste de mes jours, je suis faible. Mon Blondet fait fusiller le vicomte comme espion, et nous fait mettre en prison, mon oncle et moi, comme complices. Nous n'en sommes sortis qu'en regorgeant tout mon or.

VAUTRIN
Voilà comment on apprend à connaître le cœur humain. Tu avais affaire à plus fort que toi.

LAFOURAILLE
Peut ! il m'a laissé en vie, un vrai finassier.

VAUTRIN
En voilà bien assez ! Il n'y a rien pour moi dans ton histoire.

LAFOURAILLE
Je peux m'en aller ?

VAUTRIN
Ah çà ! tu éprouves bien vivement le besoin d'être là où je ne suis pas. Tu as été dans le monde, hier ; t'y es-tu bien tenu ?

LAFOURAILLE
Il se disait des choses si drôles sur les maîtres, que je n'ai pas quitté l'antichambre.

VAUTRIN
Je t'ai cependant vu rôdant près du buffet, qu'as-tu pris ?

LAFOURAILLE
Rien… Ah si, un petit verre de vin de Madère.

VAUTRIN
Où as-tu mis les douze couverts de vermeil que tu as consommés avec le petit verre ?

LAFOURAILLE
Du vermeil ! J'ai beau chercher, je ne trouve rien de semblable dans ma mémoire.

VAUTRIN
Eh bien tu les trouveras dans ta paillasse. Et Philosophe a-t-il eu aussi ses petites distractions ?

LAFOURAILLE
Oh ! ce pauvre Philosophe, depuis ce matin, se moque-t-on assez de lui en bas ? Figurez-vous, il avise un cocher très-jeune, et il lui découd ses galons. En dessous, c'est tout faux ! Les maîtres, aujourd'hui, volent la moitié de leur considération. On n'est plus sûr de rien, ça fait pitié.

VAUTRIN (il siffle.)
Ça n'est pas drôle de prendre comme ça ? Vous allez me perdre la maison, il est temps d'en finir. Ici, père Buteux ! holà, Philosophe ! à moi, Fil-de-soie ! Mes bons amis, expliquons-nous à l'amiable. Vous êtes tous des misérables.
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