ACTE TROISIÈME - SCÈNE III



(les mêmes, BUTEUX, PHILOSOPHE et FIL-DE-SOIE.)

BUTEUX
Présent ! est-ce le feu ?

FIL-DE-SOIE
Est-ce un curieux ?

PHILOSOPHE
J'aime mieux le feu, ça s'éteint !

BUTEUX
L'autre, ça s'étouffe.

LAFOURAILLE
Bah ! il s'est fâché pour des niaiseries.

BUTEUX
Encore de la morale, merci !

FIL-DE-SOIE
Ce n'est pas pour moi, je ne sors point.

VAUTRIN (à Fil-de-Soie.)
Toi ! le soir que je t'ai fait quitter ton bonnet de coton, empoisonneur…

FIL-DE-SOIE
Passons les titres.

VAUTRIN
Et que tu m'as accompagné en chasseur chez le feld-maréchal, tu as, tout en me passant ma pelisse, enlevé sa montre à l'hetman des Cosaques.

FIL-DE-SOIE
Tiens ! les ennemis de la France.

VAUTRIN
Toi, Buteux, vieux malfaiteur, tu as volé la lorgnette de la princesse d'Arjos, le soir où elle avait mis votre jeune maître à notre porte.

BUTEUX
Elle était tombée sur le marchepied.

VAUTRIN
Tu devais la rendre avec respect ; mais l'or et les perles ont réveillé tes griffes de chat-tigre.

LAFOURAILLE
Ah çà, l'on ne peut donc pas s'amuser un peu ? Que diable ! Jacques, tu veux…

VAUTRIN
Hein ?

LAFOURAILLE
Vous voulez, monsieur Vautrin, pour trente mille francs, que ce jeune homme mène un train de prince ? Nous y réussissons à la manière des gouvernements étrangers, par l'emprunt et par le crédit. Tous ceux qui viennent demander de l'argent nous en laissent, et vous n'êtes pas content.

FIL-DE-SOIE
Moi, si je ne peux plus rapporter de l'argent du marché quand je vais aux provisions sans le sou, je donne ma démission.

PHILOSOPHE
Et moi donc, j'ai vendu cinq mille francs notre pratique à plusieurs carrossiers, et le favorisé va tout perdre. Un soir, M. de Frescas part brouetté par deux rosses, et nous ramenons, Lafouraille et moi, avec deux chevaux de dix mille francs qui n'ont coûté que vingt petits verres de schnick.

LAFOURAILLE
Non, c'était du kirsch !

PHILOSOPHE
Enfin, si c'est pour ça que vous vous emportez…

FIL-DE-SOIE
Comment entendez-vous tenir votre maison ?

VAUTRIN
Et vous comptez marcher longtemps de ce train-là ? Ce que j'ai permis pour fonder notre établissement, je le défends aujourd'hui. Vous voulez donc tomber du vol dans l'escamotage ? Si je ne suis pas compris, je chercherai de meilleurs valets.

BUTEUX
Et où les trouvera-t-il ?

LAFOURAILLE
Qu'il en cherche !

VAUTRIN
Vous oubliez donc que je vous ai répondu de vos têtes à vous mêmes ! Ah çà, vous ai-je triés comme des graines sur un volet, dans trois résidences différentes, pour vous laisser tourner autour du gibet comme des mouches autour d'une chandelle ? Sachez-le bien, chez nous une imprudence est toujours un crime. Vous devez avoir un air si complètement innocent, que c'était à toi, Philosophe, à te laisser découdre tes galons. N'oubliez donc jamais votre rôle vous êtes des honnêtes gens, des domestiques fidèles, et qui adorez M. Raoul de Frescas, votre maître.

BUTEUX
Vous faites de ce jeune homme un dieu ? vous nous avez attelés à sa brouette ; mais nous ne le connaissons pas plus qu'il ne nous connaît.

PHILOSOPHE
Enfin, est-il des nôtres ?

FIL-DE-SOIE
Où ça nous mène-t-il !

LAFOURAILLE
Nous vous obéissons à la condition de reconstituer la Société des Dix Mille, de ne jamais nous attribuer moins de dix mille francs d'un coup, et nous n'avons pas encore le moindre fonds social.

FIL-DE-SOIE
Quand serons-nous capitalistes ?

BUTEUX
Si les camarades savaient que je me déguise en vieux portier depuis six mois, gratis, je serais déshonoré. Si je veux bien risquer mon cou, c'est afin de donner du pain à mon Adèle, que vous m'avez défendu de voir, et qui depuis six mois sera devenue sèche comme une allumette.

LAFOURAILLE (, aux deux autres.)
Elle est en prison. Pauvre homme ménageons sa sensibilité.

VAUTRIN
Avez-vous fini ? Ah çà, vous faites la noce ici depuis six mois, vous mangez comme des diplomates, vous buvez comme des Polonais, rien ne vous manque.

BUTEUX
On se rouille !

VAUTRIN
Grâce à moi, la police vous a oubliés ! c'est à moi seul que vous devez cette existence heureuse ! j'ai effacé sur vos fronts cette marque rouge qui vous signalait. Je suis la tête qui conçoit, vous n'êtes que les bras.

PHILOSOPHE
Suffit !

VAUTRIN
Obéissez-moi tous aveuglément !

LAFOURAILLE
Aveuglement.

VAUTRIN
Sans murmurer.

FIL-DE-SOIE
Sans murmurer.

VAUTRIN
Ou rompons notre pacte et laissez-moi ! Si je dois trouver de l'ingratitude chez vous autres, à qui désormais peut-on rendre service ?

PHILOSOPHE
Jamais, mon empereur !

LAFOURAILLE
Plus souvent, notre grand homme !

BUTEUX
Je t'aime plus que je n'aime Adèle.

FIL-DE-SOIE
On t'adore.

VAUTRIN
Je veux vous assommer de coups !

PHILOSOPHE
Frappe sans écouter.

VAUTRIN
Vous cracher au visage, et jouer votre vie comme des sous au bouchon.

BUTEUX
Ah ! mais ici, je joue des couteaux !

VAUTRIN
Eh bien tue-moi donc tout de suite.

BUTEUX
On ne peut pas se fâcher avec cet homme-là. Voulez-vous que je rende la lorgnette ? c'était pour Adèle !

TOUS (, l'entourant.)
Nous abandonnerais-tu, Vautrin ?

LAFOURAILLE
Vautrin ! notre ami.

PHILOSOPHE
Grand Vautrin !

FIL-DE-SOIE
Notre vieux compagnon, fais de nous tout ce que tu voudras.

VAUTRIN
Oui, je puis faire de tous tout ce que je veux. Quand je pense à ce que vous dérangez pour prendre des breloques, j'éprouve l'envie de tous renvoyer d'où je vous ai tirés. Vous êtes ou au dessus ou en dessous de la société, la lie ou l'écume ; moi, je voudrais vous y faire rentrer. On vous huait quand vous passiez, je veux qu'on vous salue ; vous étiez des scélérats, je veux que vous soyez plus que d'honnêtes gens.

PHILOSOPHE
Il y a donc mieux ?

BUTEUX
Il y a ceux qui ne sont rien du tout.

VAUTRIN
Il y a ceux qui décident de l'honnêteté des autres. Vous ne serez jamais d'honnêtes bourgeois, vous ne pouvez être que des malheureux ou des riches ; il vous faut donc enjamber la moitié du monde ! Prenez un bain d'or, et vous en sortirez vertueux.

FIL-DE-SOIE
Oh ! moi, quand je n'aurai besoin de rien, je serai bon prince.

VAUTRIN
Eh bien ! toi, Lafouraille, tu peux être, comme l'un de nous, comte de Sainte-Hélène ; et toi, Buteux, que veux-tu ?

BUTEUX
Je veux être philanthrope, on devient millionnaire.

PHILOSOPHE
Et moi banquier.

FIL-DE-SOIE
Il vent être patenté.

VAUTRIN
Soyez donc, à propos, aveugles et clairvoyants, adroits et gauches, niais et spirituels (comme tous ceux qui veulent faire fortune)
. Ne me jugez jamais, et n'entendez que ce que je veux dire. Vous me demandez ce qu'est Raoul de Frescas ? Je vais vous l'expliquer il va bientôt avoir douze cent mille livres de rente, il sera prince, et je l'ai pris mendiant sur la grande route, prêt à se faire tambour ; à douze ans, il n'avait pas de nom, pas de famille, il venait de Sardaigne, où il devait avoir fait quelque mauvais coup, il était en fuite.

BUTEUX
Oh ! dès que nous connaissons ses antécédents et sa position sociale…

VAUTRIN
À ta loge !

BUTEUX
La petite Nini, la fille à Giroflée, y est.

VAUTRIN
Elle peut laisser passer une mouche.

LAFOURAILLE
Elle ! c'est une petite fouine à laquelle il ne faudra pas indiquer les pigeons.

VAUTRIN
Par ce que je suis en train de faire de Raoul, voyez ce que je puis. Ne devait-il pas avoir la préférence ? Raoul de Frescas est un jeune homme resté pur comme un ange au milieu de notre bourbier, il est notre conscience ; enfin, c'est ma création je suis à la fois son père, sa mère, et je veux être sa providence. J'aime à faire des heureux, moi qui ne peux plus l'être. Je respire par sa bouche, je vis de sa vie ; ses passions sont les miennes, je ne puis avoir d'émotions nobles et pures que dans le cœur de cet être qui n'est souillé d'aucun crime. Vous avez vos fantaisies, voilà la mienne ! En échange de la flétrissure que la société m'a imprimée, je lui rends un homme d'honneur, j'entre en lutte avec le destin ; voulez-vous être de la partie ? obéissez !

TOUS
À la vie, à la mort

VAUTRIN (à part.)
Voilà mes bêtes féroces encore une fois domptées ! (Haut.)
Philosophe, tâche de prendre l'air, la figure et le costume d'un employé aux recouvrements, tu iras reporter les couverts empruntés par Lafouraille à l'ambassade. (À Fil-de-Soie.)
Toi, Fil-de-Soie, M. de Frescas aura quelques amis, prépare un somptueux déjeuner, nous ne dînerons pas. Après, tu t'habilleras en homme respectable, aie l'air d'un avoué. Tu iras rue Oblin, numéro 6, au quatrième étage, tu sonneras sept coups, un à un. Tu demanderas le père Giroflée. On te répondra : D'où venez-vous ? Tu diras : D'un port de mer en Bohême. Tu seras introduit. Il me faut des lettres et divers papiers de M. le duc Christoval voilà le texte et les modèles, je veux une imitation absolue dans le plus bref délai. Lafouraille, tu verras à faire mettre quelques lignes aux journaux sur l'arrivée… (Il lui parle à l'oreille.)
Cela fait partie de mon plan. Laissez-moi.

LAFOURAILLE
Eh bien ! êtes-vous content ?

VAUTRIN
Oui.

PHILOSOPHE
Vous ne nous en voulez plus ?

VAUTRIN
Non.

FIL-DE-SOIE
Enfin, plus d'émeute, on sera sage.

BUTEUX
Soyez tranquille, on ne se bornera pas à être poli, on sera honnête.

VAUTRIN
Allons, enfants, un peu de probité, beaucoup de tenue, et vous serez considérés.
ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE PREMIER - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE DEUXIÈME - SCÈNE II ACTE DEUXIÈME - SCÈNE III ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE V ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE TROISIÈME - SCÈNE II ACTE TROISIÈME - SCÈNE III ACTE TROISIÈME - SCÈNE IV ACTE TROISIÈME - SCÈNE V ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE IX ACTE TROISIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE V ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE CINQUIÈME - SCÈNE II ACTE CINQUIÈME - SCÈNE III ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE V ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IX ACTE CINQUIÈME - SCÈNE X ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XIV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XVI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XVII

Autres textes de Honoré de Balzac

Paméla Giraud

(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte...

Les Ressources de Quinola

(La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre représente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche du spectateur,...

La Marâtre

"La Marâtre" est une tragédie en cinq actes écrite par Honoré de Balzac, moins connu pour son travail dramatique que pour ses romans et nouvelles. La pièce, qui date de...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024