ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XIII
(VAUTRIN LA DUCHESSE DE MONTSOREL.)
VAUTRIN (à part.)
Il a un père, une famille, une mère. Quel désastre ! À qui puis-je maintenant m'intéresser, qui pourrais-je aimer ? Douze ans de paternité, ça ne se refait pas.
LA DUCHESSE (venant à Vautrin.)
Eh bien ?
VAUTRIN
Eh bien ! non, je ne vous rendrai pas votre fils, Madame, je ne me sens pas assez fort pour survivre à sa perte ni à son dédain. Un Raoul ne se retrouve pas ! je ne vis que par lui, moi !
LA DUCHESSE
Mais peut-il vous aimer, vous, un criminel que nous pouvons livrer…
VAUTRIN
À la justice, n'est-ce pas ? Je vous croyais meilleure. Mais vous ne voyez donc pas que je vous entraîne, vous, votre fils et le duc dans un abîme, et que nous y roulerons ensemble ?
LA DUCHESSE
Oh ! qu'avez-vous fait de mon pauvre enfant ?
VAUTRIN
Un homme d'honneur.
LA DUCHESSE
Et il vous aime ?
VAUTRIN
Encore.
LA DUCHESSE
Mais a-t-il dit vrai, ce misérable, en découvrant qui vous êtes et d'où vous sortez ?
VAUTRIN
Oui, Madame.
LA DUCHESSE
Et vous avez eu soin de mon fils ?
VAUTRIN
Votre fils ? notre fils. Ne l'avez-vous pas vu, il est pur comme un ange.
LA DUCHESSE
Ah ! quoi que tu aies fait, sois béni que le monde te pardonne ! Mon Dieu !… (Elle plie le genou sur un fauteuil)
la voix d'une mère doit aller jusqu'à vous, pardonnez ! pardonnez tout à cet homme. (Elle le regarde.)
Mes pleurs laveront ses mains ! Oh ! il se repentira ! (Se tournant vers Vautrin.)
Vous m'appartenez, je vous changerai ! Mais les hommes se sont trompés, vous n'êtes pas criminel, et d'ailleurs toutes les mères vous absoudront !
VAUTRIN
Allons, rendons-lui son fils.
LA DUCHESSE
Vous aviez encore l'horrible pensée de ne pas le rendre à sa mère ? Mais je l'attends depuis vingt-deux ans.
VAUTRIN
Et moi, depuis dix ans, ne suis-je pas son père ? Raoul, mais c'est mon âme ! Que je souffre, que l'on me couvre de honte ; s'il est heureux et glorieux, je le regarde, et ma vie est belle.
LA DUCHESSE
Ah ! je suis perdue ! Il l'aime comme une mère.
VAUTRIN
Je ne me rattachais au monde et à la vie que par ce brillant anneau, pur comme de l'or.
LA DUCHESSE
Et… sans souillure ?…
VAUTRIN
Ah ! nous nous connaissons en vertu, nous autres !… et — nous sommes difficiles. À moi l'infamie, à lui l'honneur ! Et songez que je l'ai trouvé sur la grande route de Toulon à Marseille, à douze ans, sans pain, en haillons.
LA DUCHESSE
Nu-pieds, peut-être ?
VAUTRIN
Oui. Mais joli ! les cheveux bouclés…
LA DUCHESSE
Vous l'avez vu ainsi ?
VAUTRIN
Pauvre ange ! il pleurait. Je l'ai pris avec moi.
LA DUCHESSE
Et vous l'avez nourri ?
VAUTRIN
Moi ! j'ai volé pour le nourrir !
LA DUCHESSE
Oh ! je l'aurais fait peut-être aussi, moi !
VAUTRIN
J'ai fait mieux !
LA DUCHESSE
Oh ! il a donc bien souffert ?
VAUTRIN
Jamais ! Je lui ai caché les moyens par lesquels je lui rendais la vie heureuse et facile. Ah ! je ne lui voulais pas un soupçon… ça l'aurait flétri. Vous le rendez noble avez des parchemins, moi je l'ai fait noble de cœur.
LA DUCHESSE
Mais c'était mon fils !…
VAUTRIN
Oui, plein de grandeur, de charmes, de beaux instincts il n'y avait qu'à lui montrer le chemin.
LA DUCHESSE (serrant la main de Vautrin.)
Oh ! que vous devez être grand pour avoir accompli la tâche d'une mère !
VAUTRIN
Et mieux que vous autres ! Vous aimez quelquefois bien mal vos enfants. — Vous me le gâterez ! — Il était d'un courage imprudent, il voulait se faire soldat, et l'empereur l'aurait accepté. Je lui ai montré le monde et les hommes sous leur vrai jour. Aussi va-t-il me renier.
LA DUCHESSE
Mon fils ingrat ?
VAUTRIN
Non, le mien.
LA DUCHESSE
Mais rendez-le-moi donc sur-le-champ !
VAUTRIN
Et ces deux hommes là-haut, et moi, ne sommes-nous pas compromis ? M. le duc ne doit-il pas nous assurer le secret et la liberté ?
LA DUCHESSE
Ces deux hommes sont à vous, vous veniez donc…
VAUTRIN
Dans quelques heures, du bâtard et du fils légitime, il ne devait vous rester qu'un enfant. Et ils pouvaient se tuer tous les deux.
LA DUCHESSE
Ah ! vous êtes une horrible providence.
VAUTRIN
Et qu'auriez-vous donc fait ?