ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV



(LE DUC SAINT-CHARLES.)

SAINT-CHARLES
C'est fait, monsieur le duc. Désirez-vous savoir ce que contient la lettre ?

LE DUC
Mais, mon cher, vous exercez une puissance terrible et miraculeuse.

SAINT-CHARLES
Vous nous remettez un pouvoir absolu, nous en usons avec adresse.

LE DUC
Et si vous en abusez ?

SAINT-CHARLES
Impossible : on nous briserait.

LE DUC
Comment des hommes doués de facultés si précieuses les exercent-ils dans une pareille sphère ?

SAINT-CHARLES
Tout s'oppose à ce que nous en sortions : nous protégeons nos protecteurs, on nous avoue trop de secrets honorables, et l'on nous en cache trop de honteux pour qu'on nous aime ; nous rendons de tels services, qu'on ne peut s'acquitter qu'en nous méprisant. On veut d'abord que pour nous les choses ne soient que des mots : ainsi la délicatesse est une niaiserie, l'honneur une convention, la traîtrise diplomatie ! Nous sommes des gens de confiance ; et cependant l'on nous donne beaucoup à deviner. Penser et agir, déchiffrer le passé dans le présent, ordonner l'avenir dans les plus petites choses, comme je viens de le faire, voilà notre programme, il épouvanterait un homme de talent. Le but une fois atteint, les mots redeviennent des choses, monsieur le duc, et l'on commence à soupçonner que nous pourrions bien être infâmes.

LE DUC
Tout ceci, mon cher, peut ne pas manquer de justesse ; mais vous n'espérez pas, je crois, faire changer l'opinion du monde, ni la mienne ?

SAINT-CHARLES
Je serais un grand sot, monsieur le duc. Ce n'est pas l'opinion d'autrui, c'est ma position que je voudrais faire changer.

LE DUC
Et, selon vous, la chose serait très-facile ?

SAINT-CHARLES
Pourquoi pas, Monseigneur ? Au lieu de surprendre des secrets de famille, qu'on me fasse espionner des cabinets ; au lieu de surveiller des gens flétris, qu'on me livre les plus rusés diplomates ; au lieu de servir de mesquines passions, laissez-moi servir le gouvernement : je serais heureux alors de cette part obscure dans une œuvre éclatante… Et quel serviteur dévoué vous auriez, monsieur le duc !

LE DUC
Je suis vraiment désespéré, mon cher, d'employer de si grands talents dans un cercle si étroit, mais je saurai vous y juger, et plus tard nous verrons.

SAINT-CHARLES (à part.)
Ah nous verrons ? — C'est tout vu.

LE DUC
Je veux marier mon fils.

SAINT-CHARLES
À mademoiselle Inès de Christoval, princesse d'Arjos, beau mariage Le père a fait la faute de servir Joseph Buonaparté, il est banni par le roi Ferdinand, serait-il pour quelque chose dans la révolution du Mexique ?

LE DUC
Madame de Christoval et sa fille reçoivent un aventurier qui a nom…

SAINT-CHARLES
Raoul de Frescas.

LE DUC
Je n'ai donc rien à vous apprendre ?

SAINT-CHARLES
Si monsieur le duc le désire, je ne saurai rien.

LE DUC
Parlez, au contraire, afin que je sache quels sont les secrets que vous nous permettez d'avoir.

SAINT-CHARLES
Convenons d'une chose, monsieur le duc : quand ma franchise vous déplaira, appelez-moi chevalier, je rentrerai dans l'humble rôle d'observateur payé.

LE DUC
Continuez, mon cher. (À part.)
Ces gens-là sont bien amusants !

SAINT-CHARLES
M. de Frescas ne sera un aventurier que le jour où il ne pourra plus mener le train d'un homme qui a cent mille livres de rente.

LE DUC
Quel qu'il soit, il faut que vous perciez le mystère dont il s'enveloppe.

SAINT-CHARLES
Ce que demande monsieur le duc est chose difficile. Nous sommes obligés à beaucoup de circonspection avec les étrangers, ils sont les maîtres ; ils nous ont bouleversé notre Paris.

LE DUC
Ah ! quelle plaie !

SAINT-CHARLES
Monsieur le duc serait de l'opposition T

LE DUC
J'aurais voulu ramener le roi sans son cortége, voilà tout.

SAINT-CHARLES
Le roi n'est parti, monsieur le duc, que parce qu'on a désorganisé la magnifique police asiatique créée par Buonaparté ! On veut la faire aujourd'hui avec des gens comme il faut, c'est à donner sa démission. Entravés par la police militaire de l'invasion, nous n'osons arrêter personne, dans la crainte de mettre la main sur quelque prince en bonne fortune ou sur quelque margrave qui a trop dîné. Mais pour vous, monsieur le duc, on fera l'impossible. Ce jeune homme a-t-il des vices ? Joue-t-il ?

LE DUC
Oui, dans le monde.

SAINT-CHARLES
Loyalement ?

LE DUC
Monsieur le chevalier…

SAINT-CHARLES
Ce jeune homme doit être bien riche.

LE DUC
Prenez vous-même vos information.

SAINT-CHARLES
Pardon, monsieur le duc ; mais, sans les passions, nous ne pourrions pas savoir grand'chose. Monsieur le duc serait-il assez bon pour me dire si ce jeune homme aime sincèrement mademoiselle de Christoval ?

LE DUC
Une princesse ! une héritière ! Vous m'inquiétez, mon cher.

SAINT-CHARLES
Monsieur le duc ne m'a-t-il pas dit que c'était un jeune homme ? D'ailleurs, l'amour feint est plus parfait que l'amour véritable : voilà pourquoi tant de femmes s'y trompent ! Il a dû rompre alors avec quelques maitresses, et délier le cœur, c'est déchainer la langue.

LE DUC
Prenez garde ! votre mission n'est pas ordinaire, n'y mêlez point de femmes : une indiscrétion vous aliénerait ma bienveillance, car tout ce qui regarde M. de Frescas doit mourir entre vous et moi. Le secret que je vous demande est absolu, il comprend ceux que vous employez et ceux qui vous emploient. Enfin, vous seriez perdu, si madame de Montsorel pouvait soupçonner une seule de vos démarches.

SAINT-CHARLES
Madame de Montsorel s'intéresse donc à ce jeune homme ? Dois-je la surveiller, car cette fille est sa femme de chambre.

LE DUC
Monsieur le chevalier de Saint-Charles, l'ordonner est indigne de moi, le demander est bien peu digne de vous.

SAINT-CHARLES
Monsieur le duc, nous nous comprenons parfaitement. Quel est maintenant l'objet principal de mes recherches ?

LE DUC
Sachez si Raoul de Frescas est le vrai nom de ce jeune homme ; sachez le lieu de sa naissance, fouillez toute sa vie, et tenez tout ceci pour un secret d'État.

SAINT-CHARLES
Je ne vous demande que jusqu'à demain, Monseigneur.

LE DUC
C'est peu de temps.

SAINT-CHARLES
Non, monsieur le duc, c'est beaucoup d'argent.

LE DUC
Ne croyez pas que je désire savoir des choses mauvaises ; votre habitude, à vous autres, est de servir les passions au lieu de les éclairer, vous aimez mieux inventer que de n'avoir rien à dire. Je serais enchanté d'apprendre que ce jeune homme a une famille… (Le marquis entre, voit son père occupé et fait une démonstration pour sortir ; le duc l'invite à rester.)
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