ACTE III - SCENE V



URSULE et BARILLON, JAMBART, MADAME JAMBART
(Tous trois affolés arrivent successivement par le fond, les chapeaux défoncés, les vêtements en désordre, et viennent s'accoter les uns contre les autres au milieu de la scène, formant tableau.)

BARILLON (à URSULE. )
Ursule ! Fermez la grille.

JAMBART (n° 4. )
Barricadez partout.

URSULE (n° 1, au fond. )
J'y vais ! (A part.)
Mais qu'est-ce qu'ils ont ?
(Elle sort.)

MADAME JAMBART (n° 3. )
Ah ! là ! là ! là ! quelle affaire, mon Dieu !

BARILLON (n° 2. )
Ah ! c'est intolérable !

JAMBART
C'est encore pis à Bois-Colombes qu'à Paris.

BARILLON
Regardez-moi dans quel état nous sommes!

MADAME JAMBART (qui est remontée au fond retirer son chapeau. )
J'ai vu le moment où la foule nous écharpait !

BARILLON
Et des pommes ! Nous en ont-ils assez lancé, des pommes ! Quand on en demande chez le fruitier, il n'y en a pas, et ils en trouvent bien, eux, pour nous les envoyer.

JAMBART
Aussi, c'est votre faute! Si vous n'aviez pas accepté cette loge pour ce théâtre ! Que le diable vous emporte !…

BARILLON
Ah ! voilà maintenant que c'est moi qui l'ai acceptée, alors que c'est vous qui avez dit : "Allons-y!"

JAMBART
J'ai dit : "Allons-y!" parce que vous avez dit que vous vouliez y aller. C'était une attention.

BARILLON
Elle est jolie, l'attention ! Quelle soirée, mon Dieu !

MADAME JAMBART (redescendant au n° 2. )
Mais j'espère bien, monsieur Barillon, que vous irez tirer les oreilles à ce directeur. Se permettre de mettre sur les affiches: "La Bigame de Bois-Colombes assistera à la représentation."

BARILLON (n° 1. )
Certainement, il faudra aller lui tirer les oreilles !… Jambart ira.

JAMBART (n° 3. )
Nous irons tous les deux ! Nous en tirerons chacun une.

MADAME JAMBART
"La Bigame de Bois-Colombes"! Si j'avais su ça, nous ne serions pas allés là-bas!

BARILLON
Et nous n'y aurions pas perdu !… Nous en a-t-il fait une réception, le public, quand nous sommes entrés dans l'avant-scène ? "A la porte ! au vestiaire ! sortira ! sortira pas!" Et les petits bancs et les oranges !

JAMBART
Des oranges moisies !

BARILLON
Mais il n'y a donc pas de police, ici ?

JAMBART
Pas de police ! Mais celui qui m'a jeté le plus de pommes, c'est un gendarme.

MADAME JAMBART
Et cette chanson qu'on a faite sur nous !

JAMBART
Les gamins nous en ont cassé les oreilles.

BARILLON
Ah oui ! Elle est flatteuse pour Frédégonde !

URSULE (qui est entrée de gauche, deuxième plan, et est en train de mettre une nappe à thé sur la table du fond, chantonnant sans s'en apercevoir. )
"C'est l'coloss' de Rho-o-o-odes."

MADAME JAMBART
Allons, bon ! voilà que nous la chantons nous-mêmes. Aussi, c'est de votre faute. (A URSULE.)
Qu'est-ce que vous faites là ? Allez donc voir à la cuisine si j'y suis.

URSULE
Puis-je servir le chocolat, madame ?

JAMBART
Certainement, j'en prendrai avec plaisir, ces émotions m'ont creusé.
(URSULE sort de gauche, deuxième plan.)

BARILLON
Et moi donc ! Oh ! là ! là ! quelle existence !

JAMBART
Heureusement qu'il n'y en a plus que pour huit jours.

MADAME JAMBART
Allons ! patience ! (Voyant entrer URSULE avec son plateau servi.)
Voici le chocolat. (A BARILLON et à JAMBART.)
Portez la table !

JAMBART (sans bouger, à BARILLON. )
La table !

BARILLON (à JAMBART, lui faisant également signe d'aller chercher la table. )
Eh! bien, la table ! On vous dit d'aller chercher la table.

JAMBART
Allez-y donc vous-même.

BARILLON
Pourquoi moi plutôt que vous ?

JAMBART
Eh bien ! tenez, allons-y tous les deux !
(Ils portent la table entre les deux fauteuils qui sont à l'avant-scène.)

MADAME JAMBART (qui est allée chercher pour elle une chaise au fond et redescend avec —)(à URSULE. )
Posez votre plateau.

URSULE
Voilà, madame. (Elle pose son plateau, puis va chercher au fond l'autre chaise qu'elle porte jusqu'à la table. On s'installe. Les deux hommes sont aux deux extrémités de la table, JAMBART à droite, BARILLON à gauche, profil au public. Mme JAMBART est face au public à côté de JAMBART; il reste une place libre, à côté d'elle, pour VIRGINIE.)
Maintenant, j'ai le regret de dire à Madame que je serai obligée de quitter le service de Madame.

TOUS
Comment ?

MADAME JAMBART
Vous n'êtes donc pas bien ici ?

URSULE (n° 1. )
Ce n'est pas que je sois mal, mais Madame comprend !… Je veux me marier un jour ou l'autre, et j'ai le souci de ma réputation.

MADAME JAMBART (tout en préparant le thé. )
Eh bien ?

URSULE
Eh ! bien, plusieurs personnes de ma famille m'ont fait remarquer qu'en restant dans une maison où il y a trois maîtres mariés ensemble… Madame comprend?…

MADAME JAMBART
Ah ! je vous trouve superbe, vous, à qui j'ai connu deux liaisons à la fois.

URSULE
C'est possible, Madame, mais les miennes étaient illégitimes. BARILLON. Ah ! c'est admirable !

MADAME JAMBART
C'est bien ! nous acceptons vos huit jours. Allez prévenir Mademoiselle que nous sommes rentrés.

URSULE (sortant par la gauche. )
Bien, Madame.

MADAME JAMBART (après la sortie de la bonne. )
Jusqu'aux domestiques qui nous tournent le dos !

JAMBART
Allons! où est-il, ce chocolat?

BARILLON
Eh ! bien, là ! il vous crève les yeux.
(JAMBART prend la chocolatière.)

VIRGINIE (entrant de gauche, deuxième plan. )
Bonsoir, maman ! (Elle l'embrasse.)
Vous avez passé une bonne soirée ?

BARILLON
Ah, oui! parlons-en!

VIRGINIE (allant à JAMBART, lui tendant sa joué. )
Bonsoir, mon ami!
(JAMBART l'embrasse sans rien dire. Elle va à BARILLON et lui tend la même joue qu'a embrassée JAMBART.)

BARILLON (qui va pour l'embrasser, se ravisant. )
Non! C'est la joue à Jambart!
(Il embrasse VIRGINIE sur l'autre joue.)

MADAME JAMBART (à VIRGINIE qui est allée s'asseoir à côté d'elle. )
Prends-tu du thé ou du chocolat, fillette?

VIRGINIE
Comme toi, maman, du thé!
(Elles se servent du thé. JAMBART, qui a conservé la chocolatière jusque-là, histoire de faire droguer BARILLON qui attend la tasse à la main et avec des signes d'impatience qu'il ait fini de se servir, prend tout son temps, verse le chocolat bien lentement dans la tasse, en s'arrêtant de temps à autre, pour le humer; BARILLON se croise les bras avec impatience.)

BARILLON
Eh ! bien, quand vous aurez fini de renifler le chocolat ?…

JAMBART (levant la tête et sans se déconcerter. )
Quoi, quand j'aurai fini? Nous ne sommes pas à la course, ici! Il faut que vous vous jetiez sur la nourriture!

BARILLON
C'est bien, dépêchez-vous !
(Voyant que JAMBART n'en finit pas, il coupe son pain en deux et se met à le beurrer.)

JAMBART (pose la chocolatière sans bruit, prend un morceau de pain et le coupe en deux pour le beurrer. Tout en coupant le pain. )
Eh ! bien, je croyais que vous vouliez le chocolat!… Maintenant qu'il est libre depuis une heure, vous ne le prenez pas. Tout ça, c'était pour me faire enrager, hé!

MADAME JAMBART
Voyons! Voyons!

BARILLON (à Mme JAMBART.)
Mais, Frédégonde, je beurre mon pain; je ne peux pas faire plusieurs choses à la fois.

JAMBART (qui a fini de couper son pain, avance son couteau pour prendre une coquille de beurre dans lé beurrier. Même jeu de BARILLON. Successivement, ils piquent leurs couteaux dans les mêmes coquilles. )
Eh ! bien, quoi, décidez-vous! Quelle coquille prenez-vous? Vous
(êtes là à piquer dans toutes les coquilles.)

BARILLON
Mais, sacrebleu! c'est vous qui me prenez chaque fois la coquille que je pique.

JAMBART
Eh! bien, choisissez! Vous ne direz pas que j'ai mauvais caractère, que je n'y mets pas du mien! (Entre ses dents.)
Plus difficile qu'une femme.

BARILLON (repoussant avec colère le beurrier de son couteau. )
Tenez! prenez donc tout!

MADAME JAMBART
Ah! ces repas! ces repas! Et on dit que les ménages à trois sont heureux.

JAMBART (qui a goûté à son chocolat, faisant la grimace. )
Pouah! ce chocolat est détestable.
(Il reverse le contenu de sa tasse dans la chocolatière.)

BARILLON (qui s'est levé et a suivi le mouvement avec ahurissement. )
En voilà des manières!

JAMBART
Vous ne vous êtes pas servi?

BARILLON (montrant sa tasse qui est vide. )
Vous le voyez bien!… Est-ce que ça se fait de remettre son chocolat quand on a bu?

JAMBART
Eh bien! je n'ai pas la lèpre!

BARILLON
Je ne sais pas qui vous à élevé, ma parole d'honneur.

JAMBART
Alors, vous ne voulez pas de ce chocolat?

BARILLON
Non, je boirai du thé.

MADAME JAMBART
Tenez, voilà du thé.

VIRGINIE (le servant. )
Il est très bon!

MADAME JAMBART
Le marchand me l'a recommandé. Il m'a dit: il sent le désert!
(BARILLON boit.)

JAMBART
C'est-à-dire qu'il sent le chameau.

BARILLON
Pouah! (Il rejette avec dégoût sa tasse sur la table.)
Je vous en prie, si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres.

MADAME JAMBART (impérieusement. )
Allons, voyons! Ces repas deviennent insupportables! Parlons d'autre chose.

VIRGINIE (cherchant un sujet de conversation. )
Oui, là!… Avez-vous bien dormi la nuit dernière?

BARILLON
Qui?

MADAME JAMBART
Tous les deux.

JAMBART
Nous n'avons pas l'habitude de dormir tous les deux.

MADAME JAMBART
Je sais bien, mais je vous demande à tous les deux si vous avez bien dormi.

JAMBART
Comme un loir!

BARILLON
Ah! bien, vous avez de la veine, je n'ai pas fermé l'œil, moi! J'ai été réveillé toute la nuit par des hurlements d'animaux.

JAMBART (très tranquille. )
Ah! je sais!… je sais ce que c'est!… c'est mon phoque!

BARILLON
Ah! c'est votre phoque? Eh bien! une autre fois, vous le ferez coucher dans votre chambre. Il a passé la nuit à dire "papa" et "maman".

JAMBART
Eh! bien, quoi? Vous ne pouvez pourtant pas lui demander de faire des conférences.

BARILLON
Oh! non, je ne le lui demande pas! Je demande qu'il se taise!

JAMBART
Egoïste!
(Ils se lèvent.)

MADAME JAMBART (à URSULE qui entre. )
Desservez!

URSULE
Bien, Madame.
(Elle sort en emportant le plateau, après l'avoir enveloppé dans la nappe.)

BARILLON (n° 1, se levant. )
C'est ça! Je n'ai rien mangé, moi!
(Il tire une cigarette de son porte-cigarette et se dispose à l'allumer, pendant que Mme JAMBART et VIRGINIE vont reporter leurs chaises au fond.)

MADAME JAMBART (aux deux hommes. )
Remettez la table!
(Les deux hommes se regardent.)

JAMBART (à BARILLON, lui faisant signe de reporter la table. )
La table! BARILLON, à

JAMBART (même jeu. )
Remettez la table, on vous dit!

JAMBART
Pourquoi moi plutôt que vous?

MADAME JAMBART (à JAMBART. )
Allons, Emile, soyez le plus raisonnable.

JAMBART
Eh! bien, portons-la tous les deux.
(Ils prennent la table chacun par une extrémité. Au bout de deux pas, BARILLON lâche l'extrémité qu'il tient.)

BARILLON
C'est moi qui fais tout ici.

JAMBART
Eh, bien?

BARILLON
Eh! bien, portez aussi un peu à votre tour.
(JAMBART reporte la table au fond pendant que BARILLON allume sa cigarette.)

MADAME JAMBART
Toi, fillette, viens m'aider à me déshabiller.
(Elles sortent par la droite, deuxième plan.)

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