Le fils de Giboyer
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ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE

Emile Augier

ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE


(MADAME MARÉCHAL assise et brodant; MAXIMILIEN, assis près d'elle sur un tabouret, lui faisant la lecture.)

MAXIMILIEN (lisant.)
Quand j'eus seul devant Dieu pleuré toutes mes larmes, Je voulus sur ces lieux, si pleins de tristes charmes, Attacher un regard avant que de mourir, Et jo passai le soir à les tous parcourir. Oh! qu'en peu de saisons…

MADAME MARÉCHAL
Je crains que vous ne vous fatiguiez, monsieur Maximilien.

MAXIMILIEN
Non, madame.

MADAME MARÉCHAL
Vous devez trouver que j'abuse un peu de vous.

MAXIMILIEN
Je suis trop heureux que mes fonctions de lecteur remplissent le vide de mes fonctions de secrétaire. Je n'ai pas fait oeuvre de mes dix doigts depuis que je suis chez M. Maréchal.

MADAME MARÉCHAL
Vous lisez comme un ange.

MAXIMILIEN
Vous êtes indulgente.

MADAME MARÉCHAL
A la façon dont vous dites les vers, on sent que vous les aimez… Moi, je les adore. Vous en faites peut-être?

MAXIMILIEN
J'en ai fait, d'assez mauvais pour ne plus être lente de recommencer.

MADAME MARÉCHAL
Il me semble que, si j'avais été homme, j'aurais été poète… poète ou soldat. Les femmes sont bien à plaindre, allez ! L'action leur est interdite et on leur défend même de donner une forme à leurs rêveries.

MAXIMILIEN
Pauvres femmes! (A part.)
Ce qui m'étonne, c'est qu'on en trouve encore. (Haut.)
Voulez-vous que je continue?

MADAME MARÉCHAL
Si vous n'êtes pas fatigué de lire… Moi, je ne me lasserais jamais d'écouter. C'est si beau, cette musique!

MAXIMILIEN (lisant)
Oh! qu'en peu de saisons les étés et les glaces Avaient fait du vallon évanouir nos traces ! Et que sur ces sentiers, si connus de nos pieds, La terre en peu de jours nous avait oubliés !

MADAME MARÉCHAL
Vous étiez bien jeune quand vous avez perdu votre înrjre?

MAXIMILIEN
J'avais huit ans.(Lisant.)
La végétation comme une mer de plantes…

MADAME MARÉCHAL
Et vous n'avez jamais connu votre père?

MAXIMILIEN
Jamais.
(Lisant.)
Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes. La liane et la ronce…

MADAME MARÉCHAL
Pauvre jeune homme! seul au monde à huit ans! Qu'il vous a fallu de courage !

MAXIMILIEN
Aucun, madame. Personne n'a ou la vie plus facile que moi, grâce à l'homme divinement bon qui m'a recueilli.

MADAME MARÉCHAL
Il est votre parent, je crois?

MAXIMILIEN
Cousin au dixième ou onzième degré; mais ses bienfaits ont tellement resserré la parenté, qu'en l'appelant mon oncle je lui fais tort d'un grade. Il n'avait pas d'enfant, il m'a pour ainsi dire adopté.

MADAME MARÉCHAL
Ah! je comprends cela, moi qui n'ai pas d'enfants non plus ! Je serais heureuse de trouver quelqu'un à qui servir de mère.

MAXIMILIEN
Mais il me semble que vous êtes toute portée… Votre belle-fille?…

MADAME MARÉCHAL
Fernande?… Oui… Mais c'est un fils que je voudrais. L'amour d'un fils doit être plus tendre. Pauvre Fernande ! je ne puis pas lui en vouloir : sa froideur pour moi, c'est sa fidélité à une tombe.

MAXIMILIEN
Je croyais qu'elle avait perdu sa mère au berceau.

MADAME MARÉCHAL
Oh! pas du tout! Elle avait trois ans, et, chez nous autres femmes, la sensibilité est si précoce !

MAXIMILIEN
Mademoiselle Fernande aura usé la sienne en herbe.

MADAME MARÉCHAL
Elle ne vous paraît pas très expansive?

MAXIMILIEN
Non… Oh! non!

MADAME MARÉCHAL
Mon Dieu ! c'est une petite sauvage qui s'est élevée toute seule. Elle a peut-être un peu de fierté; mais comment en serait-il autrement dans sa position de riche héritière?

MAXIMILIEN
Permettez, madame; il n'y a pas besoin d'être riche pour être fier, et c'est une vertu; mais ce n'est pas de la fierté qu'a mademoiselle Fernande, c'est de la hauteur.

MADAME MARÉCHAL
Auriez-vous à vous plaindre…?

MAXIMILIEN
A me plaindre, non, parce que cela m'est parfaitement égal; mais, franchement, mademoiselle Fernande déploie envers moi un luxe d'indifférence bien inutile. Je me liens à ma place, et n'ai pas la moindre envie de m'y faire remettre. Elle prodigue sa froideur.

MADAME MARÉCHAL
Peut-être est-ce dans votre intérêt ; elle craint peut-être…

MAXIMILIEN
Quoi?

MADAME MARÉCHAL
Vous êtes jeune, elle est belle…

MAXIMILIEN
Et elle a lu des romans où le pauvre secrétaire s'éprend de la fille du baron ? Mais elle peut se rassurer, je ne cours aucun danger. Il y a entre nous un fleuve de glace.

MADAME MARÉCHAL
Et ce fleuve, c'est?…

MAXIMILIEN
Sa dot !… dont elle ne manquerait pas de me croire amoureux. Les jeunes fille riches… brr! Le frôlement de leur robe ressemble à un froissement de billets de banque; et je ne lis qu'une chose dans leurs beaux yeux : "La loi punit le contrefacteur."

MADAME MARÉCHAL
J'aime à vous voir dans ces idées-là ; je vous avais bien jugé. Il faut le dire, hélas! on ne trouve plus cette fermeté de sentiments que chez les hommes élevés à l'école de l'adversité.

MAXIMILIEN
Mais non, madame! c'est le seul maître qui m'ait manqué, grâce à mon cher protecteur.

MADAME MARÉCHAL
Ne rougissez pas d'avoir connu la misère, monsieur Maximilien ; pas devant moi, du moins.

MAXIMILIEN
Ni devant vous, madame, ni devant personne. Mais, en vérité, si je l'ai connue, c'est à l'âge où on ne la comprend pas, et je ne m'en souviens plus. Il ne me reste de mon enfance qu'une impression désagréable, celle du froid; et encore, comme je voyais des engelures aux mains de tous mes petits camarades, j'aurais été humilié de n'en pas avoir : (souriant.)
j'en avais.

MADAME MARÉCHAL
Il sied bien à un homme de plaisanter de ses épreuves : la gaieté est la forme la plus virile du courage.

MAXIMILIEN (. à part.)
Elle y tient, la bonne dame.

MADAME MARÉCHAL
Si j'avais un fils, je le voudrais souriant dans sa force, comme vous… et je vous prierais d'être son ami… son Mentor plutôt, car il serait encore bien jeune.

MAXIMILIEN (à part.)
Elle se sera mariée tard.

MADAME MARÉCHAL
Aimez-moi un peu, monsieur Maximilien.

MAXIMILIEN
Madame, certainement…


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