Le fils de Giboyer
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ACTE TROISIEME - SCÈNE XIV

Emile Augier

ACTE TROISIEME - SCÈNE XIV


(MAXIMILIEN FERNANDE.)

FERNANDE
J'ai à vous parler, monsieur.

MAXIMILIEN (sur la porte.)
A moi, mademoiselle?

FERNANDE
Ne vous y attendiez-vous pas ? N'avez-vous pas compris dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis depuis ce matin, mon profond regret de ce qui s'est passé hier?

MAXIMILIEN
Vous regrettez?… C'est trop d'honneur pour moi.

FERNANDE
Ce n'est pas assez, je le sais. Il y a des offenses qui exigent une réparation aussi complète d'une femme que d'un homme. Je vous ai calomnié dans ma pensée, et je vous en demande pardon. Cela vous suffit-il ?

MAXIMILIEN (descendant en scène.)
Je vous remercie.

FERNANDE
Eh bien, remerciez-moi en restant auprès de mon père.

MAXIMILIEN
Pour cela, mademoiselle, c'est impossible.

FERNANDE
Vous ne voulez donc pas que je me croie pardonnée?

MAXIMILIEN
Ah ! vous l'êtes du plus profond de mon coeur.

FERNANDE
Alors ne me laissez pas le remords de vous avoir ôté votre position.

MAXIMILIEN
Ne vous inquiétez pas de moi, mademoiselle. Je ne suis pas embarrassé de gagner ma vie ; elle n'est pas chère. Vous m'avez rendu un grand service en m'ouvrant les yeux, sur les dangers que mon honneur courait ici. Les apparences sont contre moi, je m'en rends bien compte, et l'exemple de mes devanciers m'accuse. Si je restais, le monde me condamnerait comme eux, et ce serait justice.

FERNANDE
Justice?

MAXIMILIEN
Ma foi, oui. Je ne vaudrais pas beaucoup plus qu'eux, si je me résignais à être méprisé comme eux, à tort ou à raison.

FERNANDE
Mais le témoignage de votre conscience?

MAXIMILIEN (souriant.)
Je la connais; elle est tracassière et me chercherait noise, sous prétexte qu'on n'a le droit de braver l'opinion que pour l'accomplissement d'un devoir. Or ce n'en est pas un d'étaler de la confiture sur son pain.

FERNANDE
Vous avez raison ; vous êtes un honnête homme.

MAXIMILIEN
Eh! mademoiselle, l'honnêteté, c'est l'orthographe.

FERNANDE
Peu de gens la mettent comme vous.

MAXIMILIEN
Vous êtes bien sceptique pour votre âge.

FERNANDE (baissant les yeux.)
Vous me l'avez déjà dit… deux fois.

MAXIMILIEN
Oh! mademoiselle, je ne voulais pas faire allusion… je n'entendais pas… pardon !

FERNANDE (après un silence.)
Il ne faut pas me juger comme une autre, monsieur. Mon enfance n'a pas été couvée par une mère; elle a grandi seule avec le sentiment de l'abandon et l'instinct sauvage. A l'époque où l'enfant commence à s'appuyer sur le père, une étrangère survint entre le mien et moi, je compris que mon protecteur se livrait, et je le sentis menacé… dans quoi? je n'en savais rien ; mais ma tendresse jalouse devint une clairvoyance… Vous aviez raison de me plaindre, monsieur; j'ai vécu dans une souffrance au-dessus de mon âge, une souffrance d'homme et non de jeune fille. Il s'est livré dans ma tête des combats qui ont, pour ainsi dire, changé le sexe de mon esprit. A la place des délicatesses féminines, il s'est développé en moi un sentiment d'honneur viril ; c'est par là seulement que je vaux, et je vous donne une grande preuve de mon estime en vous expliquant mes droits étranges à la vôtre.

MAXIMILIEN
Dites à mon respect, mademoiselle.

FERNANDE
Nos routes se sont rencontrées un instant, et vont se séparer probablement pour toujours ; mais je me souviendrai de cette rencontre, et j'espère que vous ne l'oublierez pas.

MAXIMILIEN
Non, certes… et mes humbles voeux vous suivront dans l'éclat de votre nouvelle existence. Puisse-t-elle tenir ce que vous vous en promettez!

FERNANDE (avec un sourire triste.)
Je n'ai pas été gâtée, et je ne suis pas bien exigeante.

MAXIMILIEN
Votre rêve pourtant me semble assez aristocratique.

FERNANDE
Me croyez-vous éprise d'un titre?

MAXIMILIEN
Dame ! ce ne peut pas être de la personne qui… Pardon, mademoiselle, je m'oublie… j'abuse du hasard qui m'a jeté si avant dans votre confidence.

FERNANDE ( avec effort.)
Comment ne comprenez-vous pas, après cette confidence, que la maison paternelle m'est devenue intolérable, et que j'accepte la première main qui s'offre à m'en tirer?

MAXIMILIEN
Quoi! c'est pour cela seulement?… C'est le bon Dieu qui m'a mis sur votre chemin ; ne prenez pas de parti désespéré, mademoiselle; les choses ne sont pas aussi graves que vous le supposez. Je sais positivement, je sais par le marquis d'Auberive que les torts de votre bellemère ne sont que des enfantillages romanesques.

FERNANDE
Plût au ciel! mais…

MAXIMILIEN
Mais quoi? qu'avez-vous surpris? Des lettres, des aveux? c'est possible; mais je vous certifie que c'est tout.

FERNANDE
Et que pourrait-elle davantage?

MAXIMILIEN (la regarde avec étonnement, et, après un silence, s'inclinant, très bas.)
C'est vrai.

FERNANDE
Vous voyez bien que j'ai encore plus raison que vous de partir. Et je suis reconnaissante à M. d'Outreville de m'emmener. —Je les entends qui rentrent; reprenons chacun notre chemin. Adieu, monsieur.
(Elle sort.)


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