(MAXIMILIEN GIBOYER.)
GIBOYER
Bonjour, l'enfant.
MAXIMILIEN
Toi, mon vieil ami ? Ah ! que tu viens à propos ! Que fais-tu aujourd'hui? J'ai congé, allons à Viroflay.
GIBOYER
Le 15 janvier!
MAXIMILIEN
Tiens, c'est vrai.
GIBOYER
Tu bourgeonnes trop tôt. Calme ces ébullitions printanières et écoute-moi de tes deux oreilles. — Maximilien, nous sommes riches.
MAXIMILIEN (avec joie.)
Riches ?
GIBOYER
Je viens de faire un héritage d'un parent que je ne connaissais pas.
MAXIMILIEN
Un héritage?
GIBOYER
Douze mille livres de rente.
MAXIMILIEN (tristement.)
Voilà tout?
GIBOYER
Comment, voilà tout? Monsieur tutoie des millionnaires ?
MAXIMILIEN
Non, mais tu avais l'air d'annoncer le Pactole.
GIBOYER
Je le croyais… Mille francs par mois me paraissaient assez mythologiques.
MAXIMILIEN
Ce n'est pas la richesse, mon pauvre ami.
GIBOYER
En tout cas, c'est l'indépendance. Tu n'es plus fait pour être au service de personne, l'enfant. Donne ta démission à M. Maréchal.
MAXIMILIEN
Elle est donnée.
GIBOYER
Bah !
MAXIMILIEN
Je n'ai pas attendu tes millions pour m'ennuyer d'être chez les autres.
GIBOYER
Tout est pour le mieux ! Tu vas reprendre ton tour du monde…
MAXIMILIEN
Quitter Paris?
GIBOYER
Qui t'y retient?
MAXIMILIEN
Mais… toi.
GIBOYER
Tu te figureras que je suis toujours à Lyon. Ce n'est pas pour mon plaisir que je me sépare de toi. Quand on veut que le vin de Bordeaux vieillisse vite, on l'expédie sur mer. C'est une dépense d'argent, mais une économie de temps. Dans un an, j'aurai du Maximilien retour des Indes.
MAXIMILIEN
Tu veux m'expédier aux Indes ?
GIBOYER
Pas tout à fait ; en Amérique.
MAXIMILIEN
Pour quoi faire?
GIBOYER
Tiens, parbleu ! pour y étudier la démocratie.
MAXIMILIEN
Merci ! C'est trop loin.
GIBOYER
C'est plus loin que Viroflay; mais tu adorais les voyages.
MAXIMILIEN
Il paraît que je ne les aime plus.
GIBOYER
Ah!… qu'aimes-tu donc?
MAXIMILIEN
J'aime… Mais que n'y vas-tu loi-même, en Amérique, pour te guérir une bonne fois de tes chimères?
GIBOYER
Mes chimères?… Ne sont-elles plus les tiennes? Voilà du nouveau ! Qu'est-ce qu'il y a là-dessous?
MAXIMILIEN (avec impatience.)
Rien. Que veux-tu qu'il y ait ?
GIBOYER (le prenant par le bras.)
Regarde-moi donc en face !
MAXIMILIEN (se dégageant vivement.)
Eh ! laisse-moi !… N'est-on pas maître de croire autre chose que ce que tu enseignes ?
(Il remonte la scène.)
GIBOYER
Ah !… Et peut-on savoir ce que tu crois ?
MAXIMILIEN
Je crois que la seule base solide dans l'ordre politique comme dans l'ordre moral, c'est la foi, là !
GIBOYER
Tu es légitimiste à présent ?
MAXIMILIEN
On n'est pas légitimiste pour ça.
GIBOYER
Ne jouons pas sur les mots. Je ne connais qu'une façon d'introduire la foi dans le domaine de la politique, c'est de professer que tout pouvoir vient de Dieu, et par conséquent ne doit-de comptes qu'à Dieu. C'est une opinion considérable, je ne dis pas le contraire ; mais, quand on la professe, à quelque parti qu'on croie appartenir, on est légitimiste.
MAXIMILIEN
Eh bien, mettons que je le suis.
GIBOYER
Tu l'es?
MAXIMILIEN
Pourquoi pas ?
GIBOYER
Ma vie se déroberait sous moi pour la seconde fois? (AUant à Marimiiien.)
Qui t'a volé à moi, cruel enfant? Par où m'échappes-tu ? Qui t'a perverti? Il y a une femme là-dessous ! Les femmes seules font de ces conversions-là ! Tu n'es pas légitimiste, tu es amoureux !
MAXIMILIEN
Moi?
GIBOYER
Il y a ici quelque sirène qui s'est amusée à te catéchiser.
MAXIMILIEN
Madame Maréchal, une sirène ! Mon seul catéchisme est un discours de son mari que j'ai médité en le copiant.
GIBOYER
Le discours de Maréchal ! Un ramas de sophismes et de vieilles déclamations !
MAXIMILIEN
Qu'en sais-tu?
GIBOYER
Parbleu, c'est moi qui l'ai fait !
MAXIMILIEN
Toi?
GIBOYER (après une hésitation.)
Eh bien, oui, moi ! Par conséquent, tu vois ce qu'en vaut l'aune.
MAXIMILIEN
Ah! tu fais ce métier-là? C'était avant ton héritage sans doute ?
GIBOYER
Méprise-moi, marche sur moi, je ne compte plus; mais rends-moi la droiture de ton esprit, qui est le fondement de mon édifice, ma réhabilitation à mes propres yeux, ma résurrection! J'ai déshonoré en ma personne un soldat de la vérité, je ne suis plus digne de la servir; mais je lui dois un remplaçant, et je me suis promis que ce serait toi. Ne déserte pas, mon cher enfant !
MAXIMILIEN
Ta vérité n'est plus la mienne ! Celle que je reconnais et que je veux seryir, c'est celle qui t'a dicté ton discours. Ce qui.m'étonne, c'est qu'elle ne t'ait pas désabusé toi-même de tes utopies.
GIBOYER
Ah ! la pire des utopies est celle qui veut faire rebrousser chemin à l'humanité.
MAXIMILIEN
Quand elle s'est trompée de route !
GIBOYER
Les fleuves ne se trompent pas, et ils submergent les fous qui veulent les arrêter.
MAXIMILIEN
Des phrases !
GIBOYER
Des faits !… Demande à la Restauration.
MAXIMILIEN
En somme, vous n'avez rien à mettre à la place de ce que vous avez détruit.
GIBOYER
Nous n'avons rien? Et où as-tu vu dans l'histoire qu'une société en ait remplacé une autre sans apporter au monde un dogme supérieur ? — L'antiquité n'admettait l'égalité ni devant la loi humaine ni devant la loi divine; le moyen âge l'a proclamée au ciel, 89 l'a proclamée sur la terre.
MAXIMILIEN
Tu as raison ; là, es-tu content ?
GIBOYER
Ne fuis pas la discussion, mon enfant; j'ai tant besoin de te persuader ! Ce n'est pas une opinion que je défends, c'est ma vie!
MAXIMILIEN
Ta vie! — Voyons, est-ce qu'il y a une société possible sans hiérarchie?
GIBOYER
Non, cent fois non.
MAXIMILIEN
Alors que fais-tu de l'égalité?
GIBOYER
Ah!… la confusion des langues!… L'égalité n'est pas un niveau.
MAXIMILIEN
Quoi donc alors?
GIBOYER
Ce grand mot ne peut avoir qu'un sens, le même ici-bas que là-haut : à chacun selon ses oeuvres ! J'ai écrit là-dessus un livre que je te ferai lire.
MAXIMILIEN
Non.
GIBOYER
Non?
MAXIMILIEN
A quoi bon ? S'il ne me convainc pas, c'est du temps perdu.
GIBOYER
Mais s'il doit te convaincre?
MAXIMILIEN
Qui te dit que je veuille être convaincu ?
GIBOYER
Il y a une autre femme ici que madame Maréchal.
MAXIMILIEN
Tu es fou ! Il n'y a ici qu'une héritière.
GIBOYER
Ah ! tout s'explique !
MAXIMILIEN (indigné.)
Si j'étais tenté de l'aimer, je me mépriserais, car je ne veux rien vendre de moi, ni mon coeur… ni ma plume.
GIBOYER
Ni ta plume?… Ingrat ! quand c'est pour toi seul !…
MAXIMILIEN
Pour moi? De quel droit me rends-tu des services déshonorés? Qui t'a dit que je ne préférais pas la misère? Est-ce là ce que tu appelles ton héritage? Tu peux le garder, je n'y toucherai pas ! (Giboyer tombe dans un fauteuil, le visage dans ses mains.)
Pardon, mon vieil ami, tu n'as pas su ce que tu faisais.
GIBOYER
J'ai su que je me dévouais à toi, qu'il fallait sauver ta jeunesse des épreuves où la mienne avait succombé, et j'ai léché la boue sur ton chemin ; mais ce n'était pas à toi de me le reprocher. Va ! ma plume n'est pas la première chose que je vends pour toi… J'avais déjà vendu ma liberté!
MAXIMILIEN
Ta liberté !
GIBOYER
Pendant deux ans, pour payer ta pension au collège, j'ai fait les mois de prison d'un journal, à tant par an… Mais qu'importe ! je suis un chenapan, et tu ne veux rien de moi. Ah ! Dieu me frappe trop rudement! je ne suis pourtant pas un méchant homme… Il y a de tristes destinées. Ce sont des devoirs trop lourds qui m'ont perdu. J'ai commencé pour mon père… J'ai fini…
MAXIMILIEN (fléchissant le genou.)
Pour ton fils !
(Giboyer l'attire violemment dans ses bras.)
La pièce "Le Post-Scriptum" d'Émile Augier est une comédie en prose qui mêle légèreté et analyse des mœurs. Elle met en scène les intrigues amoureuses de personnages de la bourgeoisie...
La pièce "La Contagion" d'Émile Augier, publiée en 1866, est une comédie sociale qui explore les travers et les hypocrisies de la société bourgeoise de l'époque. Elle met en lumière...