(LE MARQUIS GIBOYER.)
LE MARQUIS
Eh ! bonjour, monsieur Giboyer !
GIBOYER
Monsieur le marquis, c'est moi qui suis le vôtre.
LE MARQUIS
Le mien?… Ah! oui… pardon!… j'ai un peu perdu la clef de vos locutions pittoresques. —J'ai su par votre… Comment appelez-vous Maximilien?… Votre pupille ?
GIBOYER
Le mot serait ambitieux… Un tuteur est un objet de luxe dont le petit n'avait pas l'emploi. Je suis, si vous voulez, son oncle à la mode de Bretagne.
LE MARQUIS
Appelons-le votre nourrisson. — j'ai donc su par votre nourrisson que vous veniez passer huit jours à Paris, et il m'a pris un grand désir de vous voir.
GIBOYER
Vous êtes trop bon, monsieur le marquis. Votre désir est allé au-devant du mien… Croyez bien que je n'aurais pas traversé Paris sans frapper à votre porte… Je ne suis pas un ingrat.
LE MARQUIS
Ne parlons pas de cela. — Savez-vous que vous n'êtes pas changé depuis que nous nous sommes perdus de vue ? Comment faites-vous ?
GIBOYER
Il faut croire que mon père, prévoyant les intempéries de mon existence, m'a bâti à chaux et à sable. Mais vous-même, il me semble que vous prenez des années sans avancer en âge.
LE MARQUIS
Oh! moi, mon avancement avait été si rapide, que je ne bouge plus depuis vingt ans. (S'asseyant près de la table.)
Mais parlons de vous, mon camarade. Qu'êtes-vous devenu ? Avez-vous enfin une position sérieuse?
GIBOYER (s'asseyant aussi.)
Extrêmement sérieuse : employé dans les pompés funèbres de Lyon.
LE MARQUIS
Dans les pompes funèbres ?
GIBOYER
Pendant le jour; le soir, contrôleur au théâtre des Célestins. Je ne m'étendrai pas sur ce contraste si philosophique.
LE MARQUIS
Je vous en remercie. Et quelle est votre dignité dans les pompes?
GIBOYER
Ordonnateur. C'est moi qui dis aux invités, avec un sourire agréable : "Messieurs, quand il vous fera plaisir."
LE MARQUIS
Permettez-moi de m'étonner qu'avec votre talent, vous n'ayez pas su mieux tirer votre épingle du jeu.
GIBOYER
Vous en parlez bien à votre aise. Le maniement des épingles demande une finesse de doigté incompatible avec les charges que j'ai toujours eues sur les bras : mon père d'abord, Maximilien ensuite.
LE MARQUIS
Aussi pourquoi diable vous amusez-vous à recueillir des orphelins ?
GIBOYER
Que voulez-vous !… le prix Montyon m'empêchait de dormir, (se levant.)
Vous permettez, n'est-ce pas ? Je ne peux pas rester en place. — Et puis j'avais alors une bonne situation dans le journal de Vernouillet; j'avais enfin le pied à l'étrier; mais, paf ! le cheval crève sous moi et je retombe sur le pavé, au moment de payer le second trimestre du petit homme au collège.Il fallait trouver une position du jour au lendemain; on m'offrit gérance du Radical, j'acceptai. Vous savez ce qu'était alors le gérant d'un journal : son bouc émissaire, son homme de peines… au pluriel. Drôle de profession, hein ? mais c'était bien payé : quatre mille francs, nourri et logé aux frais du gouvernement huit mois sur douze. Je faisais des économies. Malheureusement, 48 arriva et la carrière des prisons me fut fermée.
LE MARQUIS
Que n'offriez-vous vos services à la République?
GIBOYER
Elle les refusa.
LE MARQUIS
Cette bégueule !
GIBOYER
J'étais au désespoir, non pas pour moi… je n'ai jamais été embarrassé de gagner mon tabac… mais pour l'enfant dont j'allais être obligé d'interrompre l'éducation. C'est alors que je pensai à vous et que j'allai vous trouver.
LE MARQUIS
Vous souvenez-vous du temps où vous maudissiez le bienfait cruel de l'éducation ? Qui m'eût dit alors que vous me demanderiez un jour de vous aider à coller sur les épaules d'un enfant pauvre cette tunique de Nessus?
GIBOYER
J'avoue qu'avant de le mettre au collège, j'ai eu plus d'un colloque avec mon traversin. Mon exemple n'était pas encourageant ! Mais les situations n'avaient qu'une analogie apparente; il faut plus d'une génération à une famille de portiers pour faire brèche dans la société! Tous les assauts se ressemblent; les premiers assaillants restent dans le fossé et fout fascine de leurs corps aux suivants ! J'étais la génération sacrifiée: il eût été vraiment trop bête que le sacrifice ne profitât à personne.
LE MARQUIS
De mon côté, j'étais heureux de doter ma patrie d'un socialiste de plus. Mais, pour revenir à vous, vous n'aviez plus rien alors sur les bras… C'était le moment de l'épingle.
GIBOYER
C'est ce que je me dis ; mais vous allez voir ma déveine ! La presse ne donnait pas de l'eau à boire, vu le foisonnement des journaux; alors, j'eus l'idée de faire une série de biographies contemporaines.
LE MARQUIS
J'en ai lu quelques-unes; elles étaient fort épicées.
GIBOYER
Trop épicées ! N'avais-je pas pris au sérieux mon rôle de grand justicier? Imbécile! J'écrivais à l'emporte-pièce; duels, procès, amendes, tout le tremblement ! Mon éditeur effrayé suspendit la publication, et, quand je voulus rentrer dans le journalisme, je trouvai toutes les portes barricadées par les puissantes inimitiés que m'avait créées mon petit sacerdoce. Et cependant Maximilien allait sortir du collège ; je voulais lui parfaire une éducation sterling ; il n'y avait pas à tortiller ni à faire la bouche en cœur : je mis habit bas et je plongeai.
LE MARQUIS
Vous plongeâtes? Qu'entendez-vous par là?
GIBOYER
Vous ne connaissez, vous autres, que les professions à fleur d'eau ; mais il se tripote dans les bas-fonds cinquante industries vaseuses que vous ne soupçonnez pas. Si je vous disais que j'ai tenu un bureau de nourrices! Tout cela n'est pas trop restaurant; (mais j'ai un estomac d'autruche, grâce à Dieu ! )
j'ai mangé de la vache enragée… dans les bons jours, des cailloux dans les mauvais, et Maximilien est docteur es lettres, docteur es sciences, docteur en droit ! ll a voyagé comme un fils de famille ! il a de l'honneur… comme si ça ne coûtait rien !
LE MARQUIS
Vous portez un certain intérêt à ce garçon.
GIBOYER
C'est mon seul parent ! et puis on est sujet en vieillissant à prendre une marotte; la mienne est de faire de Maximilien ce que je n'ai pu être moi-même, un homme honorable et honoré. Il me plaît d'être un fumier et de nourrir un lis. Cette tulurtaine vaut bien celle des tabatières.
LE MARQUIS
J'en conviens. Mais pourquoi n'avez-vous pas reconnu, ce fils que vous adorez ?
GIBOYER
Quel fils?
LE MARQUIS (se levant.)
Sournois! Je sais votre histoire aussi bien que vous. Vous avez eu Maximilien, en 1837, d'une plieuse de journaux nommée Adèle Gérard. Suis-je bien informé?
GIBOYER
Oui, mon président.
LE MARQUIS
Vous avez perdu de vue assez lestement la mère et l'enfant jusqu'en novembre 1845, époque où la pauvre fille est morte.
GIBOYER
Comment savez-vous… ?
LE MARQUIS
Nous avons notre police, mon cher. — Adèle Gérard vous avait écrit une lettre désespérée où elle vous léguait Maximilien; vous êtes accouru à son lit de mort, vous avez voulu légitimer l'enfant par un mariage in extremis; mais la mère a rendu l'âme avant le sacrement, et alors, par une bizarrerie que je vous prie de m'expliquer, vous vous êtes chargé de l'orphelin sans vouloir le reconnaître. Pourquoi ?
GIBOYER
Monsieur le marquis, j'ai fait un livre qui est le résumé de toute mon expérience et de toutes mes idées. Je le crois beau et vrai, j'en suis fier, il me réconcilie avec moi-même; et pourtant je ne le publierai pas sous mon nom de peur que mon nom ne lui fasse du tort.
LE MARQUIS
C'est peut-être prudent en effet.
GIBOYER
Eh bien, si je ne signe pas mon livre, comment voulez-vous que je signe mon fils? Je m'applaudis tous les jours que la mort ne m'ait pas laissé le temps de lui attacher au pied le boulet de sa filiation.
LE MARQUIS
Sait-il au moins que vous êtes son père?
GIBOYER
A quoi bon? S'il ne gardait pas le secret, il se nuirait; et, s'il le gardait, j'en serais profondément blessé. Pourquoi d'ailleurs lui mettre dans l'âme cette cause de timidité i ou d'impudence? Qu'y gagnerais-je?/Croyez-vous qu'à un moment donné, il ne me pardonnerait pas plus malaisément mes tares, s'il avait à en rougir comme d'une tache originelle?
LE MARQUIS
Savez-vous, mon brave, qu'il vous est poussé de grandes délicatesses de sentiment depuis que je ne vous ai vu!
GIBOYER (sèchement.)
Il vous en poussera tout autant quand vous serez père.
LE MARQUIS
Holà! maître Giboyer, vous vous oubliez!
GIBOYER
Je riposte, voilà tout, monsieur le marquis. — Maintenant, venons au fait ; car je ne suppose pas que vous vous soyez livré à ce long interrogatoire par pure curiosité.
LE MARQUIS
Et que supposez-vous, je vous prie?
GIBOYER
Qu'avant de m'offrir un poste de confiance, vous avez voulu vous assurer si mon secret était un cautionnement suffisant. Vous suffit-il?
LE MARQUIS
Oui.
GIBOYER
Alors parlez.
LE MARQUIS (s'asseyant.)
Combien vous rapportent vos deux métiers?
GIBOYER
Dix-huit cents francs, l'un portant l'autre; mais ne prenez pas ce chiffre pour base de vos offres. Vous avez omis de me demander ce que je viens faire à Paris. Or je viens m'entendre avec une société américaine qui fonde un journal aux Etats-Unis, et m'offre douze mille francs pour le diriger. Tout le monde ne m'a pas oublié.
LE MARQUIS
J'en suis la preuve. —Vous savez donc l'anglais?
GIBOYER
J'ai inventé la méthode Boyerson.
LE MARQUIS
Et vous consentirez à vous expatrier?
GIBOYER
Parfaitement; à moins que vous ne m'offriez les mêmes avantages, auquel cas je vous donne la préférence.
LE MARQUIS
Vous ferez bien un sacrifice pour rester auprès de Maximilien?
GIBOYER
Ce serait un sacrifice à ses dépens; car, si je vais làbas, au bout de six ans, je lui rapporte trois mille francs de rente, c'est-à-dire l'indépendance.
LE MARQUIS
Et si, mes amis et moi, nous nous chargions de le pousser ? Je m'intéresse toujours à lui. Je l'ai déjà mis comme secrétaire chez M. Maréchal.
GIBOYER
La belle avance !
LE MARQUIS
Eh ! eh ! il y a là une bonne dame encore fraîche qui s'intéresse aux jeunes gens et qui les place parfaitement. Les prédécesseurs de Maximilien ont tous de bons emplois.
GIBOYER
Merci bien! La place que je lui destine n'est pas dans dans vos rangs, et il n'y a que moi qui puisse la lui donner.
LE MARQUIS
Quelle place? et dans quels rangs?
GIBOYER
Mon interrogatoire est fini, monsieur le marquis.
LE MARQUIS (se levant.)
Attendez donc… C'est lui qui signera votre livre?… Parfait! Vous transfusez ainsi dans sa vie la quintessence de la vôtre; vous vous laissez vous-même en héritage. Bravo, monsieur! vous pratiquez la paternité à la façon du pélican.
GIBOYER
Vous sortez de la question, monsieur le marquis; rentrons-y, s'il vous plaît. Voici mon dernier mot : je veux le même traitement que Déodat.
LE MARQUIS
Et qui vous dit…?
GIBOYER
Vous ne comptez pas me mettre dans votre police, n'est-ce pas? Elle est faite par de plus grands que moi.l A quoi donc puis-je vous servir sinon à remplacer votre virtuose? |Vous avez pensé que la mauvaise honte ne m'arrêterait pas^et vous avez eu raisohTTVla conscience n'a pas le droit de faire la prudeJMais, si vous avez cru m'avoir pour un morceau de pain,' vous vous êtes trompé. Vous avez plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous.
LE MARQUIS
Oh ! oh ! voilà de la fatuité.
GIBOYER
Non, monsieur le marquis. Vous trouveriez peut-être un garnement de lettres aussi capable que moi de vider sur quiconque une écritoire empoisonnée ; mais l'inconvénient de ces auxiliaires-là, c'est qu'on n'est jamais sûr de les tenir. Or, moi, vous me tenez.jC'est ce qui me met en posture de faire mes conditions.
LE MARQUIS
Ce raisonnement biscornu me paraît sans réplique. Déodat avait mille francs par mois; le comité voulait opérer une réduction sur ce chapitre; mais je lui ferai valoir vos raisons.
GIBOYER
Il ne voudra peut-être se décider que sur échantillon. Si je vous brochais d'ici à ce soir une tartine de Déodat?
LE MARQUIS
Possédez-vous assez sa manière?…
GIBOYER
Parbleu ! jpour m'en servir en la définissant, elle consiste à rouler le libre penseur, à tomber le philosophe, en un mot, à tirer la canne et le bâton devant l'arche. Un mélange de Bourdaloue et de Turlupin ; la facétie appliquée à la défense des choses saintes : le Dies iroe sur le mirliton !
LE MARQUIS
Bravo! tournez ces griffes-là contre nos adversaires, et tout ira bien. — Dites-moi, vous sentez-vous en état d'écrire un discours de tribune?
GIBOYER
Oui-da! je tiens aussi l'éloquenee; priais c'est à part.
LE MARQUIS
Bien entendu. Et quel pseudonyme prendrez-vous ? Car vous ne pouvez nous servir sous votre nom.
GIBOYER
C'est clair ;|et cela me va de toutes les façons] L'enfant ne saura pas que c'est moi; et puis j'avais exprimé dans son verre tout le jus de l'ancien Giboyer; passons à un autre. |Aussi bien j'en ai assez de ce pauvre hère à qui rien ne réussit, qui n'a pas trouvé moyen d'être un homme de lettres avec son talent et un honnête homme avec ses vertus… Faisons peau neuve ! et vive M. de Boyergi !
LE MARQUIS
Votre anagramme? A merveille! Je vous présenterai demain soir à vos bailleurs de fonds. (Lui donnant un Miietde banque.)
Voilà pour vos premiers frais; qu'en vous revoyant, je ne vous reconnaisse pas !
GIBOYER
Rapportez-vous-en à moi. J'ai été second régisseur au théâtre de Marseille.
LE MARQUIS
A demain ! (Giboyer son.)
Ouf! quelle journée !
DUBOIS (entrant.)
Le cheval de M. le marquis est sellé.
LE MARQUIS
Allons! (prenant son chapeau et ses gants.)
Étrange garnement!… C'est la courtisane qui gagne la dot de sa fille.
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