(LE MARQUIS LA BARONNE.)
LE MARQUIS
Eh! chère baronne, qui peut valoir à un vieux garçon comme moi l'honneur d'une si belle visite?
LA BARONNE
En vérité, marquis, c'est ce que je me demande. En vous voyant, je ne sais plus pourquoi je suis venue et j'ai bien envie de m'en retourner du même pas.
LE MARQUIS
Asseyez-vous donc, méchante femme.
LA BARONNE
Non pas ! — Comment ! vous fermez votre porte pendant huit jours, vos gens ont des mines tragiques, vous tenez vos amis dans les transes, on vous pleure déjà, et, quand on pénètre jusqu'à vous, on vous surprend à table !
LE MARQUIS
Je vais vous dire : je suis une vieille coquette et je ne me montrerais pas pour un empire quand je suis de mauvaise humeur : or la goutte me change entièrement le caractère; elle me rend méconnaissable, c'est pourquoi je me cache.
LA BARONNE
A la bonne heure ! Je cours rassurer nos amis.
LE MARQUIS
Ils ne sont pas si inquiets que cela. Donnez-moi un peu de leurs nouvelles.
LA BARONNE
C'est qu'il y en a un dans ma voiture qui m'attend.
LE MARQUIS
Je vais lui envoyer dire que je le prie de monter.
LA BARONNE
C'est que je ne sais si… si vous le connaissez.
LE MARQUIS
Son nom ?
LA BARONNE
Je l'ai rencontré par hasard…
LE MARQUIS
Et vous l'avez amené à tout hasard, (il sonne.)
Vous êtes une mère pour moi. (A Dubois.)
Descendez, vous trouverez un ecclésiastique dans la voiture de madame la baronne; vous lui direz que je le remercie beaucoup de son aimable empressement, mais que je ne suis pas disposé à mourir ce matin.
LA BARONNE
Ah ! marquis, que diraient nos amis, s'ils vous entendaient?
LE MARQUIS
Bah ! je suis l'enfant terrible du parti, c'est convenu… et son enfant gâté. — Dubois, vous ajouterez que madame la baronne prie M. l'abbé de se faire reconduire et de lui renvoyer sa voiture ici.
LA BARONNE
Permettez…
LE MARQUIS
C'est comme cela. — Allez, Dubois. — Vous voilà ma prisonnière.
LA BARONNE
Mais, marquis, c'est à peine convenable.
LE MARQUIS (lui baisant la main.)
Flatteuse! —Asseyez-vous, cette fois, et causons de choses Sérieuses, madame Égérie. (Prenant un journal sur la table.)
La goutte ne m'a pas empêché de lire notre journal. Savez-vous que la mort de ce pauvre Déodat s'y fait cruellement sentir ?
LA BARONNE
Ah ! quelle perte ! quel désastre pour noire cause !
LE MARQUIS
Je l'ai pleuré.
LA BARONNE
Quel talent ! quelle verve ! quel sarcasme !
LE MARQUIS
C'était le hussard de l'orthodoxie… Il restera dans nos fastes sous le nom de pamphlétaire angélique… Conviciator angelicus… Et maintenant que nous sommes en règle avec sa grande ombre…
LA BARONNE
Vous en parlez bien légèrement, marquis.
LE MARQUIS
Puisque je l'ai pleuré !… Occupons-nous de son remplaçant.
LA BARONNE
Dites son successeur. Le ciel ne suscite pas deux hommes pareils coup sur coup.
LE MARQUIS
Et si je vous disais que j'ai mis la main sur un second exemplaire?… Oui, baronne, j'ai déterré une plume endiablée, cynique, virulente, qui crache et éclabousse; un gars qui larderait son propre père d'épigrammes moyennant une modique rétribution, et le mangerait à la croque-au-sel pour cinq francs de plus.
LA BARONNE
Permettez, Déodat était de bonne foi.
LE MARQUIS
Parbleu ! c'est l'effet du combat : il n'y a plus de mercenaires dans la mêlée; les coups qu'ils reçoivent leur font une conviction. Je ne donne pas huit jours à notre homme pour nous appartenir corps et âme.
LA BARONNE
Si vous n'avez pas d'autres garants de sa fidélité…
LE MARQUIS
J'en ai; je le tiens.
LA BARONNE
Par où ?
LE MARQUIS
N'importe ! je le tiens.
LA BARONNE
Et qu'attendez-vous pour nous le présenter?
LE MARQUIS
Lui d'abord, son consentement ensuite. Il habite Lyon : je pense qu'il arrivera aujourd'hui ou demain. Le temps de lui faire un bout de toilette et je l'introduis.
LA BARONNE
En attendant; j'avertirai le comité de votre trouvaille.
LE MARQUIS
Je vous prie. — Et, à propos du comité, chère baronne, vous serez bien aimable d'user de votre influence sur lui dans une affaire qui me touche personnellement.
LA BARONNE
Mon influence sur lui n'est pas grande.
LE MARQUIS
Est-ce de la modestie ou l'exorde d'un refus ?
LA BARONNE
S'il faut absolument que ce soit l'un ou l'autre, c'est de la modestie.
LE MARQUIS
Eh bien, ma belle amie, apprenez, si vous ne le savez pas, que ces messieurs vous sont trop obligés pour vous rien refuser.
LA BARONNE
Parce que mon salon leur sert de parloir?
LE MARQUIS
D'abord ; mais le vrai, le grand, l'inestimable service que vous leur rendez tous les jours, c'est d'avoir des yeux superbes.
LA BARONNE
C'est bon pour vous, mécréant, de faire attention à ces choses-là.
LE MARQUIS
C'est bon pour moi; mais c'est encore meilleur pour ces hommes graves, leurs chastes vœux n'allant pas au delà de cette sensualité mystique qui est le dévergondage de la vertu.
LA BARONNE
Vous rêvez !
LE MARQUIS
Soyez sûre de ce que je dis. C'est par ce motif que toutes les coteries sérieuses ont toujours élu pour quartier général le salon d'une femme, tantôt belle, tantôt spirituelle : vous êtes l'un et l'autre, madame; jugez de votre empire,
LA BARONNE
Vous me cajolez trop; votre cause doit être détestable.
LE MARQUIS
Si elle était excellente, je suffirais à la gagner.
LA BARONNE
Voyons, ne me faites pas languir.
LE MARQUIS
Voici la chose : nous avons à choisir notre orateur à la Chambre pour la campagne que nous préparons contre l'Université : je voudrais que le choix tombât…
LA BARONNE
Sur M. Maréchal.
LE MARQUIS
Vous l'avez dit.
LA BARONNE
Y songez-vous, marquis? M. Maréchal !
LE MARQUIS
Oui, je sais bien… Mais nous n'avons pas besoin d'un foudre d'éloquence, puisque nous fournissons les discours. Maréchal lit aussi couramment qu'un autre, je vous assure.
LA BARONNE
Nous l'avons fait député à votre recommandation, c'était déjà beaucoup.
LE MARQUIS
Permettez ! Maréchal est une excellente recrue.
LA BARONNE
Cela vous plaît à dire.
LE MARQUIS
Vous êtes bien dégoûtée ! Un ancien abonné du Constitutionnel, un libéral, un voltairien, qui passe à l'ennemi avec armes et bagages… Comment vous les faut-il? M. Maréchal n'est pas un homme, ma chère; c'est la grosse bourgeoisie qui vient à nous. Je l'aime, moi, cette honnête bourgeoisie qui a pris la Révolution en horreur depuis qu'elle n'a plus rien à y gagner, qui voudrait figer le flot qui l'apporta et refaire à son profil une petite France féodale. Laissons-lui retirer nos marrons du feu, ventre-saint-gris ! Pour ma part, c'est ce réjouissant spectacle qui m'a remis en humeur de politiquer. Vive donc M. Maréchal et tous ses compères, messieurs les bourgeois du droit divin ! Couvrons ces précieux alliés d'honneurs et de gloire, jusqu'au jour où notre triomphe les renverra à leur moulin !
LA BARONNE
Mais nous avons plusieurs députés de la même farine : pourquoi choisirions-nous le moins capable pour notre orateur ?
LE MARQUIS
Encore un coup, ce n'est pas une question de capacité.
LA BARONNE
Vous protégez beaucoup M. Maréchal.
LE MARQUIS
Que voulez-vous! je le regarde un peu comme un client de ma famille. Son grand père était fermier du mien ; je suis subrogé-tuteur de sa fille ; ce sont des liens.
LA BARONNE
Et vous ne dites pas tout.
LE MARQUIS
Je dis lout ce que je sais.
LA BARONNE
Alors, permettez-moi de compléter vos renseignements. Le bruit court que vous n'avez pas été insensible jadis aux charmes de la première madame Maréchal…
LE MARQUIS
Vous ne croyez pas, j'espère, à cette sotte histoire?
LA BARONNE
Ma foi ! vous dédommagez tant M. Maréchal…
LE MARQUIS
Que j'ai l'air de l'avoir endommagé ? Eh ! mon Dieu ! qui peut se croire à l'abri de la malignité? Personne… Pas même vous, chère baronne.
LA BARONNE
Je serais curieuse de savoir ce qu'on peut dire de moi.
LE MARQUIS
Des sottises, que je ne vous répéterai certainement pas.
LA BARONNE
Vous y croyez donc ?
LE MARQUIS
Dieu m'en garde ! L'apparence que feu votre mari ait épousé la demoiselle de compagnie de sa mère? Cela m'a mis d'une colère !
LA BARONNE
C'est faire trop d'honneur à de pareilles pauvretés.
LE MARQUIS
J'ai répondu de la belle façon, je vous assure.
LA BARONNE
Je n'en doute pas.
LE MARQUIS
C'est égal, vous avez raison de vouloir vous remarier.
LA BARONNE
Et qui vous dit que je le veuille ?
LE MARQUIS
Ah ! c'est mal ! vous ne me traitez pas en ami. Je mérite d'autant plus votre confiance que je n'en ai pas besoin, vous connaissant comme si je vous avais faite. L'alliance d'un sorcier n'est pas à dédaigner, baronne.
LA BARONNE (s'asseyant près de la table.)
Montrez votre sorcellerie.
LE MARQUIS (s'asseyant en face d'elle.)
Volontiers ! Donnez-moi votre main.
LA BARONNE (ôtant son gant.)
Vous me la rendrez?
LE MARQUIS
Et je vous aiderai à la placer, qui plus est. (Examinant la main de la baronne.)
Vous êtes belle, riche et veuve.
LA BARONNE
On se croirait chez mademoiselle Lenormand.
LE MARQUIS
Avec tant de facilités, pour ne pas dire de tentations à mener une vie brillante et frivole, vous avez choisi un rôle presque austère, un rôle qui demande des mœurs irréprochables, et vous les avez.
LA BARONNE
Si c'était un rôle, vous avouerez qu'il ressemblerait fort à une pénitence.
LE MARQUIS
Pas pour vous.
LA BARONNE
Qu' en savez-vous?
LE MARQUIS
Je le vois dans votre main, parbleu ! J'y vois même que le contraire vous coûterait davantage, vu le calme inaltérable dont la nature a doué voire cœur.
LA BARONNE (retirant sa main.)
Dites tout de suite que je suis un monstre!
LE MARQUIS
Tout à l'heure ! — Les naïfs vous prennent pour une sainte; les sceptiques pour une ambitieuse de pouvoir; moi Guy-François Condorier, marquis d'Auberive, je vous prends simplement pour une fine Berlinoise en train de se construire un trône en plein faubourg Saint-Germain. Vous régnez déjà sur les hommes, mais les femmes vous résistent; votre réputation les offusque, et, no sachant par où mordre sur vous, elles se retranchent derrière ce méchant bruit que je vous disais tout à l'heure. Bref, votre pavillon est insuffisant, et vous en cherchez un assez grand pour tout couvrir. "Paris vaut bien une messe," disait Henri IV… C'est aussi votre avis…
LA BARONNE
On dit qu'il ne faut pas contrarier les somnambules : permettez-moi cependant de vous faire observer que, si je voulais un mari, avec ma fortune et ma position dans le monde, j'en aurais déjà trouvé vingt pour un.
LE MARQUIS
Vingt, oui; un, non. Vous oubliez ce diable de petit bruit…
LA BARONNE (se levant.)
Il n'y a que les sots qui y croient.
LE MARQUIS (se levant.)
Voilà justement le hic. Vous n'êtes recherchée que par des hommes extrêmement spirituels… trop spirituels ! et c'est un sot que vous voulez.
LA BARONNE
Parce que ?
LE MARQUIS
Parce que vous n'entendez pas vous donner un maître. Il vous faut un époux que vous puissiez accrocher dans votre salon comme un portrait de famille, rien de plus.
LA BARONNE
Avez-vous fini, mon cher devin ? Tout cela n'a pas le sens commun; mais vous m'avez amusée, je n'ai rien à vous refuser.
LE MARQUIS
Maréchal aura le discours ?
LA BARONNE
Ou j'y perdrai mon nom.
LE MARQUIS
Et vous perdrez votre nom… je m'y engage.
LA BARONNE
Vous faites de moi tout ce que vous voulez.
LE MARQUIS
Ah ! baronne, comme je vous prendrais au mot si j'avais seulement soixante ans. (Dubois apporte une carte de visite sur un plat d'argent. — Le marquis prenant la carte.)
"Le Comte Hugues d'Outreville." (A Dubois.)
Faites entrer, morbleu ! faites entrer… Non!… Dites à M. le comte que je suis à lui dans un instant.
(Dubois sort.)
LA BARONNE
Je vous gêne: mais tant pis pour vous ! il ne fallait pas renvoyer ma voiture.
LE MARQUIS
Au fait, je vous présenterai ce jeune homme un jour ou l'autre : pourquoi pas tout de suite?
LA BARONNE
Qui est-ce?
LE MARQUIS
Mon plus proche parent, un parent pauvre. Je l'ai mandé à Paris pour faire sa connaissance avant de lui laisser ma fortune.
LA BARONNE
Curiosité légitime. Comment se fait-il que vous ne le connaissiez pas?
LE MARQUIS
Il habite le Comtat, en vrai gentilhomme féodal, et la dernière fois que j'y suis allé, du vivant de son brave père, il y a vingt ans, Hugues en avait sept ou huit.
LA BARONNE
Il a un beau nom.
LE MARQUIS
Et il porte d'azur à trois besants d'or. Mais ne devenez-vous pas rêveuse, ce n'est pas un mari pour vous : il. manque de toutes les nullités de votre idéal.
LA BARONNE
Vous ne le connaissiez pas, disiez-vous.
LE MARQUIS
Je connais la race : elle est violente et colossale. Le père et l'aïeul avaient six pieds de haut, les épaules à l'avenant, et je me souviens que, quand je faisais sauter le petit Hugues sur mes genoux, j'en avais ma charge… Vous allez voir ce gaillard-là! -- Je vous demande un peu d'indulgence pour lui;, ces gentilshommes campagnards ne sont pas toujours la fine fleur de la politesse, vous savez : grands chasseurs,, grands mangeurs, grands coureurs de jolies filles…
LA BARONNE
Quelle horreur !
LE MARQUIS
Nous formerons celui-là. (il sonne. — A Dubois qui entre.)
Faites entrer.
DUBOIS (annonçant.)
M. le comte d'Outreville.
La pièce "Le Post-Scriptum" d'Émile Augier est une comédie en prose qui mêle légèreté et analyse des mœurs. Elle met en scène les intrigues amoureuses de personnages de la bourgeoisie...
La pièce "La Contagion" d'Émile Augier, publiée en 1866, est une comédie sociale qui explore les travers et les hypocrisies de la société bourgeoise de l'époque. Elle met en lumière...