Les Rustres
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TROISIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

TROISIÈME SCÈNE


LUNARDO et les précédentes.

LUNARDO(à MARGARITA.)
Qu'y a-t-il, Madame? Allez-vous à un festin?

MARGARITA
Ouais ! Nous y voici. Je m'habille une fois l'an et il grogne encore. Auriezvous peur, ma foi de ma foi ! que je vous ruine?

LUNARDO
Libre à vous, venons en donc au fait, d'user une robe par semaine; il ne m'importe guère. Grâce au ciel, je ne suis pas de ceux qui souffrent de continence de bourse et dépenser une centaine de ducats ne m'effraie point. Mais je ne veux pas de bouffonneries ici. Que vont dire les honnêtes personnes que j'attends? Que vous êtes une poupée de modes de Paris? Je ne veux point qu'on me raille, vous dis-je.

LUCIETTA
J'ai plaisir, en vérité, qu'il lui chante pouilles de cette façon!

MARGARITA
Mais ces dames, comment seront-elles mises ? Un pied dans un soulier et l'autre dans un sabot?

LUNARDO
Comme bon leur semblera ! mais chez moi, on n'a jamais vu de ces caricatures et je n'entends pas que quelqu'un commence. Il serait bon qu'on fît des gorges chaudes de Lunardo ! Avez-vous compris ?

LUCIETTA
Je le lui ai dit moi aussi.

LUNARDO(à LUCIETTA.)
Écoute, toi, ne prends pas exemple sur elle. Qu'est-ce que cela ? Quelles sont ces diableries que tu portes au cou?

LUCIETTA
Oh ! rien ! Monsieur mon père ! Une fanfreluche, une vieillerie !

LUNARDO
Retire ces perles !

MARGARITA
Vraiment, Monsieur Lunardo, je le lui ai dit moi aussi.

LUCIETTA
Allons, mon cher père, ne sommes-nous pas en Carnaval?

LUNARDO
Qu'est-ce que cela signifie? Êtes-vous en travesti? Je ne veux pas de ces balivernes. Nous avons de la compagnie aujourd'hui, et je ne tiens pas à ce que l'on dise que ma fille est folle et qu'elle n'a pas un brin de bon sens. Donne-moi ces perles. (Il fait mine de les lui ôter ; elle se défend d'un geste.)
Que signifient ces chiffons? Des manchettes, Mademoiselle, des manchettes? Qui vous a donné ces saletés?

LUCIETTA
C'est Madame ma mère.

LUNARDO(à MARGARITA.)
Espèce de folle ! C'est de cette façon que vous élevez ma fille?

MARGARITA
Quand je ne l'écoute pas, elle prétend que je ne l'aime point, que je la déteste.

LUNARDO(à LUCIETTA.)
Depuis quand avez-vous ces idées saugrenues ?

LUCIETTA
Mais sa robe est très élégante, et l'envie m'est venue d'en avoir une aussi.

LUNARDO(à MARGARITA.)
Entendez-vous ! Voilà le mauvais exemple !

MARGARITA
C'est une jeune fille, et moi, je suis mariée.

LUNARDO
Les femmes mariées sont là pour donner le bon exemple aux jeunes filles.

MARGARITA
Je ne suis pas mariée, ma foi de ma foi ! pour enrager sans cesse à cause de vos enfants.

LUNARDO
Et je ne vous ai pas prise, venons-en donc au fait, afin que vous jetiez le discrédit sur cette maison.

MARGARITA
Je vous fais plus d'honneur que vous ne le méritez.

LUNARDO(à MARGARITA.)
Allez ! allez vous déshabiller aussitôt !

MARGARITA
Vous m'assommeriez que je ne vous donnerais pas ce plaisir.

LUNARDO
Eh bien ! vous ne viendrez pas à table.

MARGARITA
Je n'y songe mie ni miette.

LUCIETTA
Et moi, Monsieur mon père, irai-je à table?

LUNARDO
Retire ces chiffons.

LUCIETTA(en ôtant les perles et les manchettes.)
Oui Monsieur… toujours prête à vous obéir. Regardez-moi ça! J'en aurais honte. A quoi bon les garder?

LUNARDO
Vous voyez ! On a tôt fait de s'apercevoir qu'elle a été bien élevée. C'est grâce à ma première femme, la pauvre. C'était une femme de grand jugement ! Elle n'aurait jamais mis un ruban sans me demander mon avis, et si cela me déplaisait, c'était une affaire finie, sans réplique ni riposte ! Bénie sois-tu, là où tu es ! N'ai-je pas été fou à lier de songer à me remarier?

MARGARITA
Et moi donc ! Fameuse affaire que j'ai faite de prendre pour mari un barbon malappris !

LUNARDO
Pauvre bête ! N'avez-vous pas ce qu'il vous faut? Ne mangez-vous pas votre saoul?

MARGARITA
Pour sûr ! Quand une femme mange son saoul, il ne lui manque certes rien d'autre !

LUNARDO
Que vous manque-t-il donc?

MARGARITA
Mon cher, ne me faites pas dire…

LUCIETTA
Monsieur mon père.?

LUNARDO
Qu'y a-t-il?

LUCIETTA
Je ne mettrai plus rien sans vous le dire, soyez-en sûr !

LUNARDO
Tu feras bien.

LUCIETTA
Madame ma mère dût-elle me l'ordonner !

MARGARITA(à LUCIETTA.)
Ah! petite coquine! elle lève le masque ! Elle vous fait bon visage par devant, et derrière vos épaules, ma foi de ma foi ! elle vous casse du sucre sur le dos !

LUCIETTA(à MARGARITA.)
Moi, madame ?

LUNARDO(à LUCIETTA.)
Tais-toi !

LUCIETTA(à LUNARDO.)
Ce sont des mensonges.

MARGARITA(à LUNARDO.)
Voyez la façon de parler !

LUNARDO
Taisez-vous, vous dis-je, on ne parle pas ainsi à sa belle-mère. Il faut lui porter respect, et la tenir pour votre propre mère.

LUCIETTA(à LUNARDO.)
A-t-elle à se plaindre de moi?

MARGARITA(à LUNARDO.)
Et moi?

LUNARDO(à MARGARITA.)
Et vous, venons-en donc au fait ! Allez vous déshabiller, cela vaudra beaucoup mieux.

MARGARITA
Parlez-vous tout de bon?

LUNARDO
Je parle tout de bon.

LUCIETTA
Tant mieux.

MARGARITA
Je serais capable de déchirer cet habit en mille morceaux.

LUNARDO
Courage ! Commencez et je vous aiderai.

LUCIETTA
Monsieur mon père, voilà du monde.

LUNARDO
Les ânes ! Ils arrivent sans crier gare… (A LUCIETTA.)
Passez de ce côté-là.

LUCIETTA
Pourquoi donc?

LUNARDO(à MARGARITA.)
Allez vous déshabiller !

MARGARITA
Que voulez-vous qu'ils disent?

LUNARDO
Mordienne ! voulez-vous bien filer?


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