Les Rustres
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CINQUIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

CINQUIÈME SCÈNE


LUNARDO et SIMON

SIMON
Mariez-vous donc pour avoir de ces agréments-là !

LUNARDO
Vous souvient-il de ma première femme? Celle-là, oui, c'était une brave créature, mais celle d'aujourd'hui est une véritable pécore !

SIMON
Et moi, pauvre imbécile, qui n'avait jamais pu souffrir les femmes, je suis allé
m'embarrasser de cette harpie !

LUNARDO
De nos jours, il devient impossible de songer à se marier.

SIMON
Si l'on s'avise de tenir sa femme en lisière, on est un sauvage; si on lui laisse la bride sur le cou, on sera a coup sûr un benêt !

LUNARDO
Si ce n'avait été ma fille, je vous donne ma parole d'honneur que je ne me serais jamais plus emberlificoté de femme.

SIMON
Je me suis laissé dire que vous mariez votre fille : est-ce vrai?

LUNARDO(irrité.)
Qui vous a dit cela?

SIMON
C'est ma femme.

LUNARDO(comme ci-dessus.)
Comment l'a-t-elle appris?

SIMON
Par son neveu, à ce qu'il paraît.

LUNARDO
Felippeto?

SIMON
Lui-même.

LUNARDO
Bavard ! maraud ! babouin ! C'est son père qui le lui aura dit et, lui, aussitôt… en train de jaboter ! Ah ! je m'aperçois déjà qu'il n'est pas ce que je croyais et je me repens quasi de lui avoir promis ma fille. Peu s'en faudrait, venons-en donc au fait, que je déchire le contrat.

SIMON
Lui en voudriez-vous parce qu'il s'est ouvert à sa tante?

LUNARDO
Oui, Monsieur. Ne pas savoir tenir sa langue, c'est être imprudent et qui est imprudent n'est pas bon à marier.

SIMON
Fort bien dit, mon ami; mais aujourd'hui, on chercherait à la lanterne des jeunes gens de notre trempe. Vous en souvient-il? S'avisait-on de faire autre chose que ce que voulait Monsieur notre père?

LUNARDO
J'avais deux sœurs mariées et je ne crois pas les avoir vues dix fois au cours de mon existence.

SIMON
Moi, je n'entretenais presque jamais Madame ma mère.

LUNARDO
Aujourd'hui encore, j'ignore ce que signifie un opéra ou une comédie.

SIMON
Et moi, on m'a emmené de force un soir à l'opéra, j'y ai dormi tout le temps.

LUNARDO
Quand j'étais jeune, mon père me disait : veux-tu aller voir le cosmorama ou préfères-tu que je te donne l'argent? Mais moi, j'aimais cent fois mieux palper les deux sous.

SIMON
Et moi donc ! j'entassais les pourboires que j'attrapais de quelque soldat et je suis arrivé ainsi à épargner cent ducats que j'ai placés à quatre pour cent, ce qui me donnait quatre ducats de rente. Aujourd'hui encore, je ne suis jamais aussi heureux que le jour où l'on me paye cette rente-là. Ce n'est pas que je sois avare, mais c'est de pouvoir me dire : "Cet argent-là, je l'ai gagné quand j'étais encore tout gamin ! "

LUNARDO
Trouvez-m'en qui se gouvernent de la sorte, aujourd'hui ! On jette l'argent, venons-en donc au fait, par pelletées à la fenêtre !

SIMON
Passons encore, quand il s'agit de quelques sous. Mais on a cent manières de se ruiner !

LUNARDO
Tout cela à cause de cette maudite liberté !

SIMON
Hélas ! oui, Monsieur ! On sait à peine boutonner ses chausses qu'on veut se conduire à sa guise !

LUNARDO
Et savez-vous qui leur monte la tête? Ce sont les mères elles-mêmes !

SIMON
Ne m'en parlez pas ! J'ai entendu des choses qui vous font dresser les cheveux sur la tête !

LUNARDO
Oui, Monsieur. Il faut les entendre : "Pauvre petit ! Il faut bien qu'il s'amuse un peu, mon bichon ! Veut-on qu'il meure de tristesse? " Et quand une compagnie arrive, les voilà qui les appellent : "Venez ça, mon enfant ! Regardez mon joli mignon, Madame Lucrezia, ne me l'enviez-vous pas? Si vous saviez comme il a de l'esprit. Chantez-nous cette chanson; dites-nous cette scène d'Arlequin. Ce n'est pas pour me vanter, mais il est habile en toute chose. Il danse à ravir, il joue aux cartes, il écrit des sonnets; et nous avons une amoureuse, savez-vous ! Nous voulons nous marier, paraît-il. Il est un peu impertinent; mais c'est encore un enfant, et le jugement lui viendra. Ma vie, mes entrailles, venez ça donnez un baiser à Madame Lucrezia…" Peuh ! des incongruités, vous dis-je, une pure honte ! Ces femmes-là n'ont pas un gramme de bon sens.

SIMON
Je ne sais ce que je donnerais pour que sept ou huit femmes de ma connaissance vous entendissent.

LUNARDO
Morbleu ! Vous me feriez arracher les yeux.

SIMON
J'en aurais peur, mais à propos; avez-vous établi le contrat avec M. Maurizio?

LUNARDO
Passez chez moi, je vous conterai la chose.

SIMON
Ma femme ne sera-t-elle pas chez la vôtre?

LUNARDO
Alors, vous ne voulez pas?

SIMON
Il n'y aura personne, n'est-ce pas?

LUNARDO
Chez moi? Personne n'y entre que je ne le sache.

SIMON
Si vous saviez !… ce matin, chez moi… Il suffit, je n'en dirai pas davantage.

LUNARDO
Racontez-moi ça? De quoi s'agit-il?

SIMON
Sortons, sortons, je vous raconterai. Oh ! les femmes, les femmes !

LUNARDO
Qui dit femme, venons-en donc au fait, dit dommage.

SIMON
Vous êtes le plus honnête homme du monde !
(Il embrasse LUNARDO en riant.)

LUNARDO
Pourtant, à dire vrai, il ne me déplaît point de…

SIMON
A moi non plus, vraiment.

LUNARDO
Mais à la maison.

SIMON
Et tout seuls.

LUNARDO
A portes fermées.

SIMON
Les balcons barricadés.

LUNARDO
Leur tenir la dragée haute.

SIMON
Les faire filer à notre guise.

LUNARDO
Qui prétend être un homme doit agir de la sorte.
(Il sort.)

SIMON
Qui n'agit pas ainsi, n'est vraiment pas un homme.
(Il sort.)


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