Les Rustres
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SIXIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

SIXIÈME SCÈNE


(Une chambre chez M. SIMON, MARINA et FILIPPETO.)

MARINA
Qu'y a-t-il, mon neveu? Et par quel miracle venez-vous me voir?

FILIPPETO
Je sortais de l'office et, en rentrant chez moi, l'idée m'est venue de passer un instant pour vous dire bonjour.

MARINA
Fort bien, Filppeto. Bonne idée que voilà ! Je vous prépare sur-le-champ une petite collation.

FILIPPETO
Merci, Madame ma tante ! Mais il me faut rentrer à la maison sans tarder. Si mon père ne m'y trouvait pas, j'en entendrais de toutes les couleurs !

MARINA
Vous lui direz que vous étiez chez votre tante Marina : qu'aura-t-il à gronder?

FILIPPETO
Si vous saviez ! Il ne cesse de crier et ne me laisse pas un moment de liberté.

MARINA
Il a raison d'un côté… Pourtant il devrait vous permettre de venir chez votre tante !

FILIPPETO
Je le lui ai demandé, mais il n'entend pas que je vienne.

MARINA
Ah ! c'est bien le même croquant que mon mari !

FILIPPETO
M. mon oncle Simon est-il à la maison?

MARINA
Non, mais il se peut qu'il rentre.

FILIPPETO
Lui aussi ne fait que gronder quand il m'aperçoit ici.

MARINA
Laissez-le donc dire ! Il ferait beau voir : n'êtes-vous pas mon neveu? Le fils d'une de mes sœurs? La pauvre est morte et je puis bien dire que je n'ai pas d'autre parent au monde que vous.

FILIPPETO
Je ne voudrais pas qu'à cause de moi, il vous grondât aussi.

MARINA
Oh ! mon garçon, ne prenez pas tant de soucis de moi. S'il m'en dit en détail, je lui en réponds en gros ! J'en verrais de belles, si je n'agissais pas de la sorte. Il trouverait à crier sur tout. Je ne crois pas qu'il existe sur terre d'homme plus bougon que mon mari.

FILIPPETO
Plus que M. mon père?

MARINA
Je me le demande ! Les deux font la paire !

FILIPPETO
M'a-t-il jamais permis un divertissement, depuis que je suis au monde? Du matin au soir, il faut travailler, à l'office et à la maison. Le dimanche, il faut faire ce qu'il convient, puis, sur-le-champ, rentrer chez soi. Mon valet est sans cesse sur mes pas. Quel mal ai-je eu, ce matin, à le décider à me conduire ici ! Jamais une promenade à la Giudecca ou au Castello. Je ne crois pas avoir traversé la place St-Marc trois ou quatre fois dans mon existence. Il faut vivre à la guise de Monsieur. Le soir, on travaille jusqu'à huit heures, puis on dîne, on se couche. Et bonsoir à votre Seigneurie !

MARINA
Pauvre garçon ! J'ai grand' pitié de vous. Il est bon de tenir la jeunesse en lisière, mais j'avoue aussi que le mieux est l'ennemi du bien.

FILIPPETO
N'en parlons plus; nous allons voir ce qu'il en sera, dorénavant.

MARINA
Vous avez l'âge de raison et il ferait bien de vous donner un peu de liberté.

FILIPPETO
N'êtes-vous pas au courant, Madame ma tante ?

MARINA
De quoi donc?

FILIPPETO
Monsieur mon père ne vous a-t-il rien dit?

MARINA
Voici quelque temps que je ne le vois plus.

FILIPPETO
Vous ne savez donc pas la nouvelle?

MARINA
Non, rien. Qu'y a-t-il de nouveau?

FILIPPETO
Si je vous le dis, le répéterez-vous à Monsieur mon père?

MARINA
Que craignez-vous là?

FILIPPETO
Attention ! Attention !

MARINA
Que craignez-vous là, vous dis-je?

FILIPPETO
Écoutez : il veut me marier.

MARINA
Tout de bon?

FILIPPETO
C'est lui-même qui me l'a dit.

MARINA
A-t-il trouvé une jeune fille?

FILIPPETO
Oui, Madame !

MARINA
Qui est-elle?

FILIPPETO
Je vais vous le dire, mais ma mie, motus !

MARINA
Allons, vite ! vous m'impatientez ! Pour qui me prenez-vous ?

FILIPPETO
C'est la fille de M. Lunardo.

MARINA
Oh ! Oh ! je la connais. C'est-à-dire, je ne la connais pas, mais je connais sa bellemère, Mme Margarita Saint-Nicolas, qui a épousé M. Lunardo, un ami de mon mari, un vieux croquant de son espèce. Les deux font la paire, le père du promis et le père de la promise. Avezvous vu la jeune fille ?

FILIPPETO
Non, Madame.

MARINA
Ils vous la montreront avant de signer le contrat ?

FILIPPETO
Oh ! Je crains que je ne la verrai pas.

MARINA
Elle est bien bonne ! Et si elle ne vous plaisait pas?

FILIPPETO
Si elle ne me plaisait pas, je ne la prendrais pas, mordienne !

MARINA
Mieux vaudrait que vous la voyiez auparavant.

FILIPPETO
Comment voulez-vous que je fasse?

MARINA
Demandez-le à votre père.

FILIPPETO
Je le lui ai demandé, mais il m'a cloué le bec.

MARINA
Si je savais comment faire, je voudrais bien vous y aider !

FILIPPETO
Plût au Ciel !

MARINA
Hélas ! cet ours de M. Lunardo ne permet à personne de la voir.

FILIPPETO
Si cela se pouvait… au cours d'une fête…

MARINA
Chut ! Chut ! voici mon mari.

FILIPPETO
Faut-il que je m'en aille?

MARINA
Non, ne bougez pas.


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